Les Cinq Sens
Les Cinq Sens
Il est 21h, je viens de finir mon travail. Sur le chemin du retour, la nuit est déjà tombée. Les lampadaires, dans les rues, sont allumés depuis au moins une heure. Question météo, la chance n'est pas avec moi ; la pluie ravage les trottoirs et les passants non préparés à l'averse. Dans ma rue, je suis d'ailleurs la seule aventurière. La chaussée est vide. Les balcons et les gouttières des hauts immeubles créent des chutes d'eau presque aussi conséquente que la pluie elle-même. Les gouttes d'eau abondantes font déborder les flaques et éclaboussent mon jean, qui capte petit à petit l'humidité. Je marche sans faire attention à ma direction. Je zigzague un peu dans tous les sens ; ainsi, me voilà les jambes dans un branchage mouillé, imbibant un peu plus mon pantalon. Je fais partie des gens n'ayant pas anticipé la température et la météo extérieure : je n'ai donc qu'une écharpe rose à carreaux gris encerclant mon visage et ma gorge, qui n'est pas imperméable, et laisse donc l'eau traverser le vêtement. Une goutte d'eau glacée arrive sur mon front, coule le long de ma joue et vient atterrir sur mon menton, je viens l'essuyer du revers de ma main.
Je peux entendre l'averse tomber sur les trottoirs brillants. Elle se précipite dans un bruit sourd sur les carrosseries des voitures, tel un chant aigu et faux sur les rebords en acier et les plaques métalliques installées au sol.
Un véhicule file sur la voie de gauche. Le moteur vrombissant, les pneus épais crissant sous l'effet des freins ralentis par la pluie, plongeant dans les flaques et arrosant tout sur son passage, il est suivi d'une autre automobile. La lumière de leurs phares allumés laisse entrevoir la fine épaisseur de chaque longue goutte d'eau, comme si le temps était au ralenti. Si je n'ai pas de chance, je me retrouverai aspergée avant d'avoir pu dire « ouf ».
La rue que je monte arrive à son terme. Devant moi, une église, fermée, les vitraux noirs, non éclairés par un éventuel rassemblement à l'intérieur. Le vent accentue la violence de la météo, le déluge fait son effet. Mes chaussettes abîmées sont bonnes à laver, mes chaussures auparavant légèrement trouées, sont à présent inondées. Les extrémités de mes orteils sont trempées. Je rentre les poings dans mes manches, tentant vainement de m'abriter, sans avoir de parapluie. Mes lunettes ne m'apportent plus aucune aide ; m'obstruent la vue, la buée due au froid de l'automne se mêlant à la chaleur de mon souffle et de ma température corporelle, ainsi que l'eau atterrissant sur les verres, rétrécissant et bouchant mon champ de vision. Comme privée de ma vue, je fais marcher mon ouïe, mon toucher, mon odorat. En fermant les yeux l'espace d'une seconde, inspirant profondément, les effluves d'une atmosphère humide et mouillée envahissent mes narines. Cet arôme si particulier à ces intempéries.
Enfin, j'atteins ma destination ; mon appartement et sa chaleur intérieure. Je délaisse le déluge extérieur, finissant mon périple avec une seule et ultime question : quel goût ça a, la pluie ?