Voyage vers l'automne
Ce défi est un peu spécial. J'avais toujours des phrases à inclure dans mon récit - celles-ci sont mises en gras -, mais cette fois, ma sœur Colombe m'a rajouté des contraintes lors de l'écriture. C'était assez intéressant ! Voici les conditions demandées par elle.
Le récit doit se passer pendant le mois d'automne. Le personnage principal est inévitablement une artiste, plutôt discrète, qui aime la musique et les voyages. Elle a un style vestimentaire bien à elle, à base de gros pulls, salopette, etc. J'avais également une autre consigne ; insérer une scène incluant un voyage en train. Voici ci-dessous le dessin, réalisé par ma sœur, du personnage principal.

Colombe, voici le résultat final : tu aimes ?
Dans une petite ruelle, un sombre chemin grossièrement pavé donne sur une porte en bois vieillie qui, malgré le temps, continue de se fermer à triple tour. Ce battant capable de tenir un siège militaire renferme une série d'appartements tous plus petits les uns que les autres. C'est un de ces HLM dont les autorités n'ont guère le souci. Les murs épais, autrefois blancs, sont décorés de jolies fissures qui présentent des cours de géométrie avec leurs droites et leurs courbes, allant d'un point A à un point B. Ils remplissent les pièces de vie et diminuent l'espace habitable. A l'intérieur, tous les logements sont agencés de la même façon. Un escalier en pierre permet d'accéder à ceux-ci, et se finit sur des marches en bois grinçantes sur les dernières. Leur son usé et criard amène l'affreux sentiment que l'on risque à chaque pas de s'enfoncer entre les planches. L'extérieur du bâtiment n'est pas plus présentable ; la peinture rouillée fait ressortir des câbles noirs mal cachés. L'humidité et le manque d'isolation entraînent des moisissures à quelque endroit des façades, laissant paraître çà et là des couleurs peu réjouissantes à la vue des rares passants.
Au septième et plus haut étage se trouve le mien. Accessible uniquement par escalier, car l'ascenseur ne monte que jusqu'au cinquième. Comme tous les autres, l'entrée donne sur l'unique pièce de vie, qui accueille la chambre, le salon et la cuisine. La salle de bain se trouve sur la droite, séparée par une simple porte en planches larges. Trop chaud l'été, extrêmement froid l'hiver, j'y ai développé une immense capacité d'adaptation et un très bon système immunitaire. Au lieu de gaspiller de l'argent que je n'ai pas en électricité, je me chauffe grâce à mes pulls en laine et mes couvertures polaires. En été, je sors mes beaux éventails, et je garde grande ouverte la seule fenêtre de l'appartement qui donne sur une rue peu fréquentée mais chaleureuse. Sur la gauche de l'embrasure de la porte se trouve un lit simple en face duquel se trouve un autre, plus étroit et haut que le mien. Je partage en effet ma chambre avec une autre personne, un être humain très spécial à mes yeux. En continuant vers la salle de bain, on tombe assez rapidement sur ce qui me sert de cuisine ; une gazinière et quelques étagères pour ranger mes provisions, et un réfrigérateur. Pour couronner le tout, une modeste table ronde finit de combler le vide autour d'elle.
A cette heure-ci de la journée, le soleil est bas dans le ciel. Mon bonheur est alors d'admirer la superbe vue que m'autorise mes conditions de vie actuelles. J'ai le droit aux splendides allures froides et pastelles du soir, dirigeant mon regard vers la lumière qui se cache doucement derrière les considérables édifices de la ville. Charmée, je me suis installée face à la vitre fermée, lavée le matin même, derrière mon chevalet et mon large carnet à dessin, au bord de mon lit. Je me suis accordé ce luxe car il m'était impensable de m'installer quelque part sans ce moyen de m'exprimer et de me libérer de la pression du monde. Mon regard alterne entre le paysage et le papier, tandis que mes doigts semblent bouger sans avoir besoin de mon cerveau. J'aime ce moment de ma journée. Après avoir couru, réfléchi, agi sans m'arrêter, je laisse mon esprit s'apaiser. A l'instant même où je pose mon fusain sur son support, un gémissement aigu et des pleurs émergent du silence. La sieste est finie. Je me lève donc et me penche vers le berceau. Les yeux de mon enfant se posent sur moi et il tend ses bras vers moi. Je réponds à son appel larmoyant et la place contre ma poitrine.
"Tu es enfin réveillée ? Voilà, c'est fini, regarde. Tu as dormi longtemps aujourd'hui ; il est déjà dix-huit heures. Tu ne vas pas me laisser me reposer ce soir, n'est-ce pas ?
Tendrement, je la berce jusqu'à ce que ses sanglots cessent, et continue de lui parler.
- Regarde Constance ; dans moins de deux heures, ce sera déjà la nuit depuis longtemps. J'aurais peut-être dû te réveiller plus tôt, mais j'étais plongée dans mon dessin. Tu aimes ?
Silencieuse, celle-ci tend son bras avec curiosité pour attraper les traits du crayon. Lorsqu'elle est née il y a six mois, je lui ai transmis mon amour pour l'art. Toujours ma fille contre moi, j'entre dans la salle de bain minuscule que nous partageons toutes les deux pour récupérer un lange, puis revient au salon pour la poser sur la seule table de l'appartement. La plupart des nourrissons n'apprécie pas ce moment. Pour le mien, c'est un moment de jeu. J'en profite pour la chatouiller, jouer avec ses tout petits pieds, pendant qu'elle tente d'attraper mes cheveux. Parfois, elle y arrive et s'agrippe avec plaisir dès que j'essaye de les écarter. Puis, je la pose sur le sol au milieu de ses peluches et m'assois un instant avec elle. Depuis quelques semaines maintenant, elle est capable de se rouler sur le dos et sur le ventre. Elle empoigne ses jouets et les met à sa bouche. Heureusement, ils sont tous en mousse et trop grands pour qu'elle réussisse à les y introduire réellement. Après une quinzaine de minutes, je me lève et retourne à mes dessins. Je prends une nouvelle page cartonnée de mon carnet et change de sujet pour mon croquis. Cette fois, Constance est l'élément principal de ma prochaine œuvre. Bien que ce soit moi qui lui ai donné la vie, elle ressemble à son père avec ses cheveux blonds et ses grands yeux bleus. A l'annonce de ma grossesse, ce dernier est courageusement parti vivre de l'autre côté de la France. Je suis peu après descendue vivre chez mes parents jusqu'à la naissance de ma fille, et encore plusieurs semaines après. Cependant, ils vivent dans un petit village de campagne ; et, désirant travailler et subvenir aux besoins de mon enfant par moi-même, j'ai décidé de nous installer dans une petite ville à deux heures de train de là. Au fil de ma pensée, mon stylo continue de représenter Constance. Crayon de papier d'abord, puis aux pastels, je mélange les styles et les matériaux. Pour aider l'inspiration à demeurer dans mon esprit, je lance de la musique sur mon téléphone : Gibran Alcocer. J'aime à écouter en boucle ses morceaux durant mes séances devant mon chevalet. Si j'avais un piano, je les aurais appris et joués sans cesse. Ma fille s'est arrêtée un instant de s'amuser pour m'observer. Ses grands yeux me fixent avec fascination quelques longues secondes ; puis elle agite ses bras et une locomotive en mousse apparaît dans sa main droite. Elle la balance dans les airs et la fait tout d'un coup s'envoler à mes pieds. Je lui ramasse et lui ramène à elle ; la voir rire de bon cœur est contagieux et je la rejoins.
Mais l'heure tourne, et il est déjà 19h30 passé. Il commence à faire sombre dans notre humble logement. Je me lève, laisse mon matériel en vrac sur le bois du chevalet et récupère ma fille qui commence à pleurer ; j'en conclus qu'elle a faim. Je saisis dans l'unique placard un biberon et m'affaire à lui préparer son lait en même temps que mon propre repas. J'ai arrêté de l'allaiter il y a longtemps, lorsque j'ai dû reprendre le travail. La soirée s'annonce longue pour elle et moi ; s'étant réveillée en fin d'après-midi, je la suspecte de demeurer pleine d'énergie pendant encore plus d'une heure au minimum… Je m'assois devant mon repas, et la pose sur mes genoux tandis qu'elle dévore son biberon avec gourmandise.
Me revoilà à courir. Sortie en retard du travail, je me précipite dans la rue pour aller récupérer ma fille à la crèche sur la prochaine avenue. Heureusement, les auxiliaires ont l'habitude et connaissent bien ma situation ; aussi, elles sont toujours très compréhensives envers moi. Aujourd'hui, je n'ai néanmoins pas l'opportunité de tarder : nous prenons le train dans un peu moins de deux heures. En hâte, je remercie vivement la patience des jeunes filles, prends Constance dans mes bras et remonte le trottoir pour rentrer. Emmitouflée dans son gros manteau rose fuchsia, elle peut à peine bouger les bras et se contente d'observer silencieusement autour d'elle. D'ordinaire, après une semaine chargée, je nous emmène au parc d'à côté. Quelques regards se tournent vers nous parfois, se demandant probablement si je suis la mère de l'enfant ou sa sœur, mais la population là-bas est généralement aimable. Une fois les sept étages escaladés, je dois tout faire en même temps. Pendant qu'elle s'amuse sur le tapis, je prends un sac de voyage dans lequel je mets quelques affaires pour moi : un gros pull en laine, quelques pantalons avec lesquels je n'oublie pas ma salopette "spécial vacances", des T-shirts et des chemisiers, un crayon à papier avec un de mes carnets à dessins emportable dans mes bagages, et plusieurs produits de toilette. Pour Constance, c'est toute une ribambelle d'objet que je ne dois pas oublier ; jouets, doudou, tétine, couches, vêtements bien chauds, sa turbulette pour dormir… Je fais la conversation à ma fille pendant que je fais des aller et retours tout en surveillant l'heure.
" On va voir tes grands parents, ma puce. Ça fait longtemps qu'on ne les a pas vus, on était tellement occupées, toi et moi… Notre dernier séjour remonte à ta naissance. Ça fait donc six mois. Tu n'imagines pas à quel point ils vont être heureux de nous voir ! Ils se demandent sûrement si tu as grandi et à quel point. Bon, notre train est dans trois quarts d'heure, il faut absolument sortir maintenant ou on va rater notre train. En route !"
C'est là le moment le plus compliqué de mon périple : sortir de l'immeuble avec ma poussette et ma fille dans les bras, mon attirail sur le dos, sachant que je dois atteindre l'ascenseur deux degrés plus bas. Comme chaque fois, je détache le couffin de la poussette et descend avec la plus grande attention, de marche en marche. Je la laisse en bas de l'escalier, remonte chercher le reste de notre bric-à-brac et réitère l'opération jusqu'à arriver devant l'élévateur. Rien que quitter le bâtiment nous a pris à toutes deux une bonne quinzaine de minutes. Le reste du trajet est tout aussi encombrant mais bien plus facile. Durant tout le trajet dans le bus, Constance pleure malgré toutes mes tentatives de la consoler ; les regards de jugement des autres passagers ne m'aident pas à me sentir à l'aise. Elle ne se calme que lorsqu'elle entend le bruit de l'immense fourgon sur les rails. Autre que mon côté créatif, il semble que je lui ai également communiqué mon enthousiasme pour les voyages et l'aventure.
Dans la gare, la population se divise : une partie se presse dans leur train, anxieuse à l'idée de le voir s'éloigner sans eux. Les autres restent là, à attendre sur des sièges ou des fauteuils, parfois même au sol, seul ou entre amis. De temps à autre, je m'amuse à observer les gens et m'imaginer leur histoire, leur destination. Par exemple, cette fille de mon âge sur la gauche, assise en tailleur au sol, les yeux baissés sur son portable et les écouteurs enfoncés dans ses oreilles ; elle est là depuis une demi-heure car son train a été supprimé. Elle doit prendre le prochain qui passera ici dans vingt bonnes minutes. Avec sa grosse valise à côté d'elle, elle sort de cours et rentre chez ses parents et voir ses amis. Elle a l'habitude de ce genre de trajet mais ne les apprécie guère ; l'avion semble plus l'attirer. Elle écoute de la musique actuelle, probablement de la pop américaine en répondant à ses messages sur Snapchat.
Je ne m'éternise pas plus longtemps et m'engage dans le sous-terrain. Sur le quai, je m'avance vers le milieu du passage et installe la poussette à côté de moi. Tout en m'assurant qu'elle est bien bloquée par ses freins, je pose mon sac à dos sur le sol. J'avais prévu un peu d'avance parmi mes minutes de retard, ce qui nous en laisse quelques-unes avant l'arrivée du train. Je prends ma fille dans mes bras et je lui chuchote doucement dans l'oreille.
« On est arrivée, tu vois ? Regarde, ce sont les rails. Et tout autour, les passagers vont monter en même temps que nous. Tu veux écouter avec moi ? »
Elle me scrute avec des yeux plein de curiosité. Je ne prononce pas d'autre mot et nous captons notre attention sur le décor autour de nous. Les bagages roulent sur le béton gris, et se perdent parmi les pas des gens. Leurs pas créent une espèce de murmure agréable à écouter ; chaussures à talons, baskets, chaussures de ville, bottes, bottines, chaque paire a un son différent. Les odeurs d'essence se mélangent à celles des cigarettes. Occasionnellement, un individu passe près de nous avec un parfum à la lavande, ou encore à la fleur d'oranger. Mon préféré a été celui de cette jeune femme chiquement habillée avec sa valise et son sac en cuir assorti ; de sa longue robe à fleur se dégageait un arôme de chèvrefeuille. Le départ d'un fourgon est toujours précédé d'un message de la gare ; « attention à l'écart entre le train et le quai », puis suivi du bruit métallique des énormes roues portant le véhicule.
Un peu avant l'arrivée du nôtre, un homme, ayant environ la soixantaine, s'approche tranquillement de nous, portant un accordéon sous son bras. Il nous dit bonjour avec un sourire chaleureux, regarde ma fille dans les yeux, et ouvre simplement l'instrument devant elle. Amusée, Constance agite son bras pour essayer de le toucher. Alors, l'homme s'éloigne un peu et commence à jouer en continuant de l'observer. Emerveillée, le visage de Constance s'éclaire et admire le musicien. Je ne peux m'empêcher de faire de même. Quelques autres s'approchent également pour l'écouter. Lorsqu'il s'arrête, ma petite rit de bon cœur et je remercie l'homme. Celui-ci nous demande nos noms, l'âge de ma fille, et nous discutons. Il ne semble pas s'arrêter sur mes 19 années, contrairement à la plupart de ceux que je rencontre, mais me pose des questions sur notre vie à toutes les deux, sur nos activités. Le fourgon finit par arriver, et l'homme me propose aussitôt son aide en récupérant mon chargement par terre. Je garde Constance dans mes bras et saisit la poussette dans mon autre main, et nous entrons à l'intérieur du wagon. Je la laisse à l'espace réservé aux bagages, et nous choisissons un emplacement à quatre sièges non loin d'elle. Puis, une fois assise, je place mon enfant sur mes genoux, l'homme s'installe en face de nous et nous continuons de converser. Je n'ai pourtant pas l'habitude de ce genre de situation ; j'ai même plutôt tendance à me méfier dans la rue, et à changer ma fille de bras lorsqu'un inconnu approche. Pourtant, cette fois, l'homme m'inspire confiance. Nous parlons pendant un bon moment, et pendant le trajet, juste avant qu'il descende à sa destination finale, il nous fait le plaisir de rejouer un morceau, plus doux, sur lequel Constance s'endort. Lorsqu'il s'éloigne, je le remercie vivement pour notre rencontre. Après un signe de la main, il quitte le véhicule et mon champ de vision. Tout doucement, je sors de mon sac mon carnet à dessin et un crayon à papier, et je me mets à dessiner cet homme avec son accordéon et son sourire. Je veux me souvenir de ce moment.
Il nous reste encore trois bons quarts d'heure avant d'arriver à notre destination finale. Je pose mon stylo, satisfaite. Constance est toujours endormie dans mes bras. Je n'ai plus qu'à patienter en contemplant le paysage. Les reliefs de la France défilent devant mes yeux au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la diagonale du vide. Les arbres se font plus denses, plus nombreux, plus verts, et les montagnes lointaines s'approchent légèrement. Je pourrais presque sentir le vent dans mes cheveux. On se croirais dans un film d'animation réalisé par Hayao Miyazaki. La couleur vert foncé des plaines accueillant le soleil se mêle aux éclats rouges et orangés de ce mois d'octobre. L'automne est ma saison préférée ; ses couleurs chaudes donnent l'impression que la terre est couronnée d'or.
Arrivées à la gare, je plonge dans une nouvelle ambiance qui n'a rien à voir avec la ville. Plus de béton froid à perte de vue, plus d'immeuble cachant la beauté derrière lui ; même l'air a une odeur différente. Mes parents nous attendent sur le quai en faisant de grands signes. J'ai le droit aux embrassades émotionnelles après notre longue séparation, puis ils se penchent vers la poussette dans laquelle j'ai installée Constance avant de sortir du train – dix minutes au total pour sortir du siège puis pour nous préparer toutes deux à sortir. Je les vois fondre d'attendrissement ; expression à comprendre au pied de la lettre.
« Comme elle changé ! Elle a vraiment les yeux de sa mère. Regarde ta Grand-mère, ma chérie. Vous nous avez tant manquées !
- Oh, moi j'aurai pu attendre encore. Ça me laisse plus de place dans la maison, nie mon père avec un sourire en coin.
- Menteur, tu es le premier à me demander t'appeler ta fille.
Et de se tourer vers moi :
- Si je l'écoutais, je t'appellerais toutes les deux heures !
- Crois-moi, je sais ! Parfois même, il me passe un coup de fil quelques minutes après toi.
Pendant que Maman saisit la poignée du petit véhicule portant Constance, Papa récupère mon équipement de mon dos, et nous entrons dans la voiture.
Mes parents vivent à l'extérieur du village, dans une petite maison pleine de charme, près des champs et assez éloignée des routes départementales. Avec seulement quelques voisins, ceux-ci se connaissent tous entre eux ; leurs noms me reviennent alors que nous roulons et nous approchons du domaine.
Mme Durant est la plus ancienne du voisinage. Veuve et à la retraite, on peut souvent la croiser avec ses petits-enfants, notamment pendant les vacances scolaires, mais parfois aussi certains week-end. Elle dédie la moitié de sa vie à ses enfants et sa descendance.
M. Legué, éternel célibataire a pour seule épouse sa passion pour la nature. Lui aussi habite ici depuis longtemps : lorsque j'étais enfant, il nous offrait déjà des légumes et des fruits de saison de son potager, et partageait ses conseils et ses astuces de jardinage avec ma mère. Mon père préférait discuter avec le riverain de la maison d'à côté, époux de Mme Marrant. Ils ont pour habitude de partager une bière au-dessus de leur haie à hauteur de taille, après leur travail le vendredi soir.
Enfin, reste un autre couple de retraités, M. et Mme Gaillard. Lui est assez réservé et aime sa solitude, bien qu'il participe toujours aux fêtes de voisinage chaque année. Au contraire, sa femme est de nature très enjouée et rend service avec plaisir. Elle a souvent fait la baby-sitter auprès de mon frère et moi.
Nous sortons du chemin caillouteux et le moteur cesse de tourner. Je laisse ma mère s'occuper de Constance et j'observe autour de moi. Le foyer de la famille Marrant est le seul se trouvant à quelques mètres du nôtre ; les autres sont un peu plus distants dû à l'agencement de leur terrain. Au-dessus des toits des maisons, le ciel rosit et se colore de nuances pastelles. L'habitation familiale nous accueille et ferme sa porte pour nous garder au chaud. J'enlève mon manteau ainsi que celui de ma fille, la prends dans mes bras et suis mon père vers notre chambre au premier étage. Cela me fait du bien de revenir ici. Je ne suis pourtant pas partie pendant une éternité, malgré tout cette pièce me ramène en enfance chaque fois que j'y remets les pieds. Papa pose nos affaires et sort tranquillement pour nous laisser nous installer. Je parcours l'endroit lentement ; Constance gazouille et tend le bras vers la fenêtre en face de nous. Avec la même curiosité, je me place juste derrière la vitre. Les horaires décalés de mon travail nous ont permises d'arriver ici assez tôt, et il est maintenant presque 19h. Le coucher du soleil est encore plus appréciable de là où nous nous trouvons. La couleur orangée s'ajoute au bleu clair du ciel et crée des contrastes, ajoutant du rose et du jaune à quelques endroits, parfois même du violet. Les nuages se dorent, rougissent et assombrissent les charpentes, laissant deviner les ombres qui s'apprêtent à dominer les lieux. Je saisis mon téléphone et prend une photo de nous deux devant ce splendide spectacle, puis je m'éloigne. Je pose Constance le temps de récupérer un sac en plastique dans lequel je mets son biberon et le lait en poudre et nous descendons enfin rejoindre mes parents.
Retourner chez eux me permet de retrouver du temps pour moi. A la ville, n'ayant pas de compagnon vers qui me tourner pour me relayer lorsque je me sens envahie, je dois me débrouiller seule. Et, n'allant pas à l'université ou en étude, je n'ai pas eu beaucoup l'occasion de rencontrer d'autres jeunes de mon âge. Ici, je peux me permettre de laisser ma fille se faire chouchouter par ses grands-parents et m'accorder une ou deux heures pour moi toute seule. Voilà pourquoi, en ce lundi après-midi, j'ai pu en toute confiance sortir prendre l'air en solitaire. Je retrouve les espaces que je fréquentais durant toute mon enfance et mon adolescence. Je reprends les chemins de randonnée empruntés lors des promenades à vélo familiales, puis entre amis jusqu'à mes dix-sept ans environ. Je les ai tellement parcourus que je les connais encore par cœur. Des champs à perte de vue s'étendent à mes pieds, parfois cachés par une interminable rangée d'arbres coiffés de feuilles orangées et laissant tomber leurs habits à mesure de l'avancée de la saison. Au sol, l'herbe est camouflée par cette couverture de couleurs chaudes ; celle qui invite les enfants à venir chasser les feuilles grâce à leurs bottes en caoutchouc, ou encore les envoyer dans les airs telle une pluie cuivrée. Au bout d'un moment, j'aperçois une sorte de clairière en forme de cercle dans laquelle se trouve un banc fait de main d'homme, avec les éléments de la nature ; un immense tronc d'arbre, tombé jadis pendant une tempête, avait été transformé en une série de siège par mon père et M. Legué, armés de leurs outils volumineux. Je m'assois sur l'un d'eux, et me retrouve face à une vaste plaine qui descend en pente abrupte jusqu'à arriver à une chaumière basse, étroite et délabrée. Que d'excursions faite avec les autres jeunes du quartier pour explorer l'étroitesse de cette bicoque ! Bien que loin, il est facile de remarquer à quel point le toit est abîmé par endroit : on peut constater la délimitation des planches, entretenant le risque d'accident à la prochaine intempérie. Un peu plus en contrebas, une barrière en rondin de bois délimite le terrain et les deux parties de la plaine, celle qui descend de celle qui monte, où se situe l'habitation abandonnée. Le tableau est parsemé çà et là d'arbres jaunes, verts, oranges, rouges ou marrons. Envoûtée, je sors mon carnet, celui que j'emporte toujours avec moi pour des occasions comme celle-ci, je récupère mon crayon de bois et je me laisse capturer cet instant magique. J'ai souvent aimé m'isoler, découvrir un paysage ou une scène semblant sortir d'un livre et l'immortaliser sur le papier. Le nombre de calepins que j'ai rempli ne se compte plus sur les doigts de ma main, peut-être même ceux de mes pieds inclus. Je termine mon dessin lorsque je commence à sentir les frissons arriver le long de ma colonne vertébrale. Il est presque dix-sept heures. Je me lève tranquillement, et repars en sens inverse rejoindre ma famille.
Nos vacances se terminent. Constance et moi avons été bien occupées cette semaine ; entre l'arrivée de mon frère, nos dîners en famille, et les invitations des voisins, nous avons malgré tout réussi à nous reposer et nous ressourcer comme nous en avions besoin. Benoît fait un oncle complètement dingue de sa nièce. Pendant la fête d'Halloween, à l'occasion de laquelle nous avons organisé une fête entre voisins, il s'est amusé à la déguiser en sorcière, très fier de son idée. Les retrouvailles avec nos voisins ont été très chaleureuses ; ceux-ci ont toujours été très accueillants. Bien qu'elle n'ait pas l'habitude de tant d'adultes, Constance était plus qu'enjouée et regardait partout autour d'elle. Mme Gaillard a été très émue de me voir avec ma fille, et a passé la moitié de la soirée avec elle dans ses bras, trop heureuse de se retrouver une nouvelle fois avec un enfant dans les bras à s'occuper. J'ai eu le droit à tout un tas de questions et de félicitations. Nous étions les stars de la soirée. La suite de la semaine était plutôt calme. A présent, nous sommes arrivés au dernier soir de notre séjour chez mes parents. Demain matin, nous repartons vers notre petit appartement. Cette fois, c'est Benoît qui nous emmène dans sa voiture. Il nous a fait l'annonce cette semaine qu'il avait trouvé un travail dans la ville où Constance et moi habitons. Je crois que c'est sa façon à lui de me dire qu'il sera là pour m'aider. Il a trouvé un petit appartement pas très loin du nôtre. Il m'a même proposé de venir vivre en colocation avec lui. Il n'aime pas vraiment être tout seul, et j'ai décidément besoin d'un nouvel appartement. Ce n'est pas une décision à prendre à la légère, mais je pense accepter.
Dans mes bras, Constance s'endort doucement contre ma poitrine. Sa respiration est calme, douce, contre mon cou. Je pourrai vivre ce moment pendant une éternité. Délicatement, face à la fenêtre de la chambre, je redis les mots que Maman me disait petite, tel un rituel avant de m'endormir.
« Au revoir la lune, dis-je en désignant celle-ci de sa petite main.
J'ouvre la vitre et Constance lève la tête silencieusement.
- Au revoir l'arbre.
Faisant un petit signe de la main vers le lointain, je ris et finis mon rituel :
- Au revoir fantômes !
Puis, après avoir fermé le battant, je pose Constance dans son berceau, qui plonge tranquillement dans les bras de Morphée. La petite maison familiale s'envole dans ses rêves, amenant avec elle une nuit d'automne sombre, calme et silencieuse.