Mes chers parents, je pars ...

31/08/2023

          Le café est à peine à moitié plein. L'horaire d'ouverture est seulement passé depuis trente minutes, et déjà quelques retraités se tiennent dispersés dans la pièce, à attendre que le temps passe. Des habitués sont installés au bar, à discuter avec le gérant des lieux.

               Le fumet d'un chocolat chaud posé sur une table endort sa consommatrice. Assise au fond de la pièce, Mathilde observe d'un œil distrait son environnement. La matinée est bien entamée, le pâle soleil hivernal monte dans sa demeure céleste et cherche tant bien que mal à permettre aux passants de recevoir quelque chaleur. A l'intérieur, les seuls être présents sont des retraités ou des animaux, les employés mis à part. A quelques pas d'elle, un labrador d'environ quatre ans se tient allongé sur le sol, au pied d'une chaise, trouvant visiblement fascinant de fixer l'unique adulte de vingt ans de la pièce. Elle devrait être en cours à cette heure-ci ; une fois encore elle s'y refuse. Elle y va de temps en temps, comme une sorte de preuve qu'elle suit toujours la formation ; en réalité, c'est le seul moyen de continuer d'obtenir chaque mois une bourse d'aide aux études. Elle a choisi celle-ci au hasard, dans une faculté loin de sa ville natale. Elle souhaitait n'importe quel prétexte pour s'éloigner. Bien sûr, elle aime ses parents : l'amour n'est pas la raison de sa décision.

               Un aboiement la sort de sa rêverie. Réalisant qu'elle regardait dans le vague depuis un bon quart d'heure, elle se redresse et sursaute lorsqu'apparaît devant elle un des serveurs de la brasserie. Il sourit à sa surprise et anticipe la question de sa cliente la plus fidèle :

« Je suis là depuis trois minutes. C'est Maestro qui a eu pitié de moi.

Mathilde jette un œil rapide vers le chien blanc et rougit.

  • Désolée. J'étais dans mes pensées.
  • Oui, ça j'ai vu !

Elle installe une expression faussement agacée, espérant que la couleur écarlate de ses joues soit cachée. Valentin n'est pas dupe, mais n'en rajoute pas. Il la laisse croire qu'elle arrive à cacher ses émotions. Elle a l'air parfois d'oublier qu'elle est incapable de jouer la comédie. Ou d'oublier tout court.

  • Veux-tu quelque chose d'autre à boire ?

Il ne lui demande pas pourquoi elle est encore là : il sait pertinemment qu'elle sèche une fois de plus.

  • Je vais rajouter un jus de fruit ce matin. Trop tôt pour l'alcool. Tu n'as qu'à me surprendre !
  • Bien reçu mademoiselle.

Sa réponse arrache à Mathilde son premier sourire de la journée. A force de venir tous les jours, elle a fait connaissance avec les employés du café. Parmi eux, une fille et un garçon avec qui elle s'entend particulièrement bien. Ce dernier revient au bout d'un instant avec un verre vide et une bouteille de 50cl non ouverte. Fruits de la passion. Il ouvre, remplit le gobelet et s'assoit à côté de son amie. Il y a à peine une demi-douzaine de clients de toute manière.

  • Quelle matière fais-tu aujourd'hui ?
  • Études des grands courants de sociologie : interactionnisme, ethnométhodologie, sociologie pragmatique… ennuyant au possible.
  • Peut-être que ça t'intéresserait plus si tu te montrais là bas plus souvent, tu ne crois pas ?
  • Tu dis ça parce que tu ne connais pas.
  • Pas sûr que tu t'y connaisses bien plus que moi ! Vu le temps que tu passes là bas … sérieux, ça te ferait du bien et rencontrer du monde.
  • Tu veux me chasser ?
  • Mais non. Quelle débile…

Il lève les yeux au ciel, l'air lassé. Le désintérêt de Mathilde pour ses cours le décourage. Il tente toujours de la faire étudier.

  • Pourquoi es-tu venue ici si ce n'est pas pour l'université, sérieusement ?

Elle affiche son sourire le plus malicieux et répond avec évidence :

  • Pour te rencontrer pardi !

Valentin rit mais n'a pas la possibilité de répondre : son patron le rappelle à l'ordre. Il les a laissés discuter, mais un nouveau client vient d'entrer. Avec un soupir de regret, l'employé se lève et retourne derrière le comptoir, laissant la benjamine du lieu à ses réflexions matinales. La vitre contre laquelle elle est adossée laisse entrevoir la rue amasser des individus se pressant vers leur lieu de travail. Les klaxons se répondent, les insultes fusent à chaque ralentissement, feu rouge ou rond-point. Le croisement où est placé le bistrot n'est bruyant qu'à cette heure. L'étudiante aurait dû choisir une heure plus tard, lorsque le tumulte sera passé : il n'en est rien. Elle aime analyser ce parallèle entre deux univers. Bien que le vacarme urbain puisse lui provoquer des migraines, le sentiment de sécurité qu'elle ressent en entrant ici lui fait du bien. C'est la raison pour laquelle elle vient toujours à l'heure où le monde se réveille : elle regarde le monde vivre depuis le sien. De l'autre côté du carreau, un groupe d'adolescentes file juste sous ses yeux, le rire prenant la part principale de la discussion. Derrière elle arrive semble-t-il un couple, se querellant au sujet de la soirée de la veille. Puis, un homme quarantenaire : celui-ci converse au téléphone et évoque une crise financière de l'entreprise ; « on va bientôt devoir déposer le bilan si ça continue ! ». En fin de course, un nouvel galopin marche sur le trottoir avec pour camarades son cellulaire et ses écouteurs. Le paradoxe entre les individus.

Elle reste là longtemps sans apercevoir l'aiguille sur la pendule qui file rapidement. Quand il a un court moment, Valentin revient s'asseoir avec elle pour repartir travailler aussitôt après. Elle ne sort que lorsque les clients s'amassent avec l'arrivée de l'heure du déjeuner. Ce restaurant, elle l'aime lorsqu'il est presque vide, en début de matinée : elle repart toujours juste avant midi. D'un geste joyeux de la main, elle dit au revoir à son ami avant de repartir emmitouflée dans son manteau à fourrure et son écharpe en laine blanche, à la couleur de la neige qui ne tombe plus sur la ville de Nantes depuis des années.

           Valentin suit du regard la silhouette rousse, cachée par la couche de vêtements chauds, s'extirper du café tandis qu'un groupe de trentenaires passent la porte. Il connaît Mathilde depuis quatre mois. Elle vient quasiment tous les jours depuis le mois de novembre. Elle est venue un matin, paraissant un peu perdue, et s'est assise tout au fond de la salle. Il l'a remarqué parce qu'elle avait la tête du fille de bonne famille qui est en plein milieu des études. Comme pour lui donner raison, elle venait de commencer une année en faculté de sociologie. Elle a raconté venir de la ville de Lyon. Comment s'est elle retrouvée dans cette ville, loin de chez elle au fin fond de la Loire-Atlantique, elle lui a expliqué plus tard. Ils ne se sont pas parlé tout de suite. Elle a débarqué à la première heure, et a commandé un chocolat chaud. Il l'a trouvée ravissante avec ses yeux en amande et son nez en trompette, alors il l'a observée en catimini : elle a dû le trouver trop sucré, parce qu'elle a demandé l'addition sans le finir. Deux jours plus tard elle est revenue et a commandé la même chose : il l'a arrangé, pour que ce soit plus à son goût. Elle a grimacé en trempant ses lèvres. Elle est restée une heure, a payé et est ressorti, sans terminer sa boisson. Il a pris ça comme un défi : chaque fois qu'il l'apercevait pénétrer dans le café, et commander un cacao, il testait un nouveau moyen de lui faire vider sa tasse. Puis, Mathilde s'est prise au jeu : elle a continué d'aller ici, et espérait voir le gentil serveur châtain qui la regardait avec ses yeux bleu profond. Elle lui demandait à chaque fois un chocolat chaud. Il ne disait rien, et revenait avec sa commande, une expression de défi sur le visage. Le sourire qu'elle retenait au début est devenu naturel au fur et à mesure. Elle entamait le liquide, reposait la récipient et secouait timidement la tête. Lui hochait les épaules, et promettait, sûr de lui : « la prochaine fois ! » Et retournait travailler. Au bout de la sixième fois, elle commence à boire, et immobilise son bras en l'air après la première gorgée. Elle lève les yeux vers le bel inconnu en acquiesçant puis rajoute :

  • Je m'appelle Mathilde. Il est parfait !
  • Je savais que j'allais y arriver ! Enchanté, moi c'est Valentin. »

C'est ainsi qu'ils ont fait connaissance. Au début, elle venait deux ou trois fois par semaine, un peu aléatoirement. Au fil du temps, ils se sont vus tous les jours. A force, il arrivait parfois que les horaires de son nouvel ami soient différents de ceux où elle était présente. De cette manière elle a rencontré Clarisse, serveuse au bar également. Elles se sont tout de suite bien entendues. A celle-ci, elle lui a narré son histoire assez facilement.

           Mathilde sort et un vent froid vient lui fouetter le visage. Elle bougonne et remonte rapidement son écharpe jusqu'à ce qu'on ne voie rien d'autre de son visage que ses yeux et son front. L'hiver est la saison qu'elle apprécie le moins. La prochaine est sa préférée ; le printemps. Ni trop chaud, ni trop froid, c'est l'heure de sortir de sa tanière, l'heure où la nature égaye l'univers. Elle accélère le pas pour arriver suffisamment vite chez elle. Chez elle, c'est une chambre chez l'habitant. Elle est partie sans ressource, les affaires qu'elle a emportées comptaient à peine comme un sac de voyage. Un mot sur la table de la cuisine aurait pu être la seule chose à faire lorsqu'elle est partie. Elle a fait les choses dans les règles ; elle a pris son sac un matin, elle leur a dit « Je pars ».

              Mathilde continue de marcher sur le trottoir sans regarder autour d'elle. Elle ne pense à rien ; elle ne remarque les choses et les gens que lorsqu'elle manque de les percuter. Ainsi, elle frôle le traumatisme crânien avec une boîte aux lettres trop basse et manque de faire tomber une poubelle. Sa flânerie contraste avec la rapidité de son environnement. La foule des travailleurs se précite dans les files d'attente pour les selfs, les étudiants se ruent sur les restaurants universitaires. La demoiselle ne fait pas attention à tout cela, ne semble pas saisir l'atmosphère chaleureuse de ce mois de février malgré la météo frôlant les zéro degré. Pour se réchauffer, elle s'imagine déjà chez son hôte, postée devant la cheminée, lui ayant empruntée un livre et portant un gros pull en laine, seul cadeau reçu à Noël par cette même personne l'accueillant chez elle. Cette scène dans l'esprit, elle accélère le pas afin de gagner rapidement la demeure.


             Elle est accueillie par un sourire flamboyant qui rajeunit l'habitante d'une dizaine d'années au moins. Assise au salon dans son fauteuil de relaxation électrique, les aiguilles à tricoter dans les mains et le pelote posée au sol, l'étudiante la juge éclatante ; elle imagine qu'elle a reçue ces rides sur ses joues à force d'avoir ri. Vivant seule depuis le décès de son mari trois ans auparavant, elle cherchait à combler sa solitude lorsqu'elle a rencontré sa future colocataire ; perdue, vivant à l'hôtel depuis une poignée de jours, elles ont parlé pour la première fois dans un parc près de la gare. L'une a fait sa proposition, l'autre a écouté, a accepté. C'est ainsi qu'elles sont devenues presque inséparables. Dans ce parc, au début du mois de septembre, Mathilde a raconté sa vie à cette inconnue qui avait sûrement tout connu pendant la sienne. Cela l'a soulagée l'espace d'un instant. A présent, Louise est sa meilleure amie.

               La maison de Louise est à l'image de sa propriétaire ; âgée et jeune à la fois, dans un style vintage qui revient à la mode pour les propriétaires trentenaires. Chaque pièce respire la bonne humeur, la vivacité, et cette odeur de chèvrefeuille spécifique du parfum qu'utilise l'octogénaire dans chaque lieu où elle est passée. Parfois, c'est plutôt la rose. Elle retire ses vêtements chauds, et vient rejoindre Louise dans la pièce de vie ; elle prend le tisonnier et rassemble les braises, les cendres et les bûches ; elle s'éloigne, va dans la cuisine récupérer dans le réfrigérateur le reste d'une tarte aux épinards de la veille et la met au four quelques minutes. En attendant qu'elle chauffe, elle retourne s'asseoir sur le canapé en face de la vieille dame. Sans lever les yeux, celle-ci montre un air amusé qui laisse apparaître ses fossettes et devine que Mathilde sort du café.

« La promenade était bonne ?

  • Je ne me suis pas réellement baladée.
  • Les cours se sont bien passés ?
  • Euh, oui, bien sûr.

Louise lève furtivement les yeux par-dessus ses lunettes et sourit.

  • Quel était le cours ?
  • Etude des grands courants de sociologie.
  • Intéressant. Et quel est le nom du plus grand sociologue connu en France ?
  • Ah ça… Aucune idée, tu sais toi ?
  • Je crois qu'il s'appelle Valentin, il me semble.

La jeune fille rougit subitement en comprenant que son amie la fait marcher et se recroqueville en tailleur, gênée.

  • Qu'es-tu en train de réaliser ?
  • Un gilet pour mon prochain arrière-petit-fils.
  • Quand l'accouchement d'Anna est-il prévu ?
  • Il lui reste deux mois et demi, si ma mémoire est bonne. Il aura froid lorsqu'il naîtra, ce sera mon cadeau de naissance. J'aimerais également faire une petite couverture.

Il se passe un long silence durant lequel l'une observe l'autre à son activité favorite. Finalement, la première ouvre la conversation et annonce à la deuxième :

  • Mon père m'a appelée hier soir.

Louise lève la tête de son travail :

  • Tu étais donc au téléphone hier soir ?
  • Oui, désolée, c'est pour ça que j'étais en retard au dîner.
  • Ça s'est bien passé ?

Mathilde hésite. Elle ne sait pas si ça s'est bien passé ; ils se sont contactées par message, mais c'est la première fois depuis la fin du mois d'août qu'il appelle sa fille. Celle-ci explique :

  • Il veut venir me voir ici.

Louise pose son œuvre et place ses bras sur les accoudoirs en position d'écoute.

  • Et qu'en penses-tu ?
  • Je lui ai dit que j'allais réfléchir. Il aimerait venir pendant les vacances de février ; il a regardé les dates des vacances de la région nantaise.
  • Ce moment allait bien arriver de toute manière. Ils sauront la vérité un jour ou l'autre, ma chérie.

La vérité. Quelle vérité ? Comment dire à ses parents qu'elle suffoquait sous le poids de l'éducation exigente qu'elle a reçue ? Comment expliquer à sa famille aisée, pour qui l'argent est essentiel au bonheur, qu'elle est partie sans ressource, sans plan de secours, avec aucune intention de suivre la voie qu'ils ont décidée pour elle ? Quel genre de conséquence peut avoir ce genre de vérité ? Mathilde plonge son regard au milieu des flammes dansant dans l'âtre noirci. Ses parents pensent qu'elle suit tous ses cours, qu'elle est en licence de droit, qu'elle vit en appartement qu'elle loue dans une des rues les plus riches de la ville. Elle a déjà eu du mal à les rassurer concernant l'insécurité grandissante de la ville. Puis il a fallu les convaincre de ne pas l'accompagner. Ne pas oublier que tout son projet s'est construit sur un pur mensonge. En arrivant en Loire-Atlantique, elle est allée en soirée pour la première fois de sa vie. Elle a découvert le concept des boîtes de nuit. Elle est rentrée chez elle le lendemain matin, a fait es premières nuits blanches. Elle n'a pas vécu que des bonnes choses, malgré cela, elle est satisfaite d'être passée par ces expériences-là. Il y en a certaines qu'elle ne reproduira pas ; pourtant, le fait d'être passée par là l'a aidée à se connaître encore plus. Plus besoin de prévenir l'heure de son arrivée bien qu'elle ne vivait pas chez ses parents mais à côté. Plus de pression pour passer son permis, se marier, avoir une vie stricte et stable, afin d'obtenir le bonheur tel que tout le monde s'imagine qu'il serait. Elle ne sait pas ce qu'elle veut faire de sa vie, elle se dit que la Providence la conduira. Bien qu'elle ne supporte plus la conduite trop rigide de ses parents, il est certains éléments dont elle est fière qu'ils lui aient permis l'accès. La minuterie du four la sort de ses spéculations. Elle se relève et va chercher le plat, puis met la table. La discussion est inévitable et elle le sait. Ce qu'elle a à dire est plus difficile à entendre pour sa famille.


            Le lendemain est un des seuls jours du mois où elle se rend en cours. Assise au fond de la salle, elle sort son casque, n'ayant aucune intention d'écouter ; elle n'est là que pour s'assurer qu'elle recevra son argent à la fin du mois, et pour se donner bonne conscience. Elle s'affale sur le bureau, la tête entre ses bras croisés. Elle balaye du regard la population autour d'elle ; pour quelqu'un qui voulait découvrir la diversité, des opinions et des milieux différents de celui duquel elle vient, elle aurait dû se plaire. Cela aurait été le cas si elle avait choisi une autre filière : après deux mois de cours seulement, elle a compris que son choix n'avait pas été bon, et qu'elle aurait dû aider un peu le hasard lorsqu'elle a sélectionné la ville de Nantes. Au fur et à mesure que l'heure passe, elle laisse son esprit vagabonder, puis somnoler. Au début, les professeurs lui demandaient d'écouter : après quatre mois, ils ont abandonné le projet. Ils savent qu'elle partira à la pause, une heure avant la fin du cours. Ce jour-là, elle décide de ne pas quitter l'établissement, mais à la place se dirige vers la bibliothèque ; c'est un endroit agréable car très silencieux. Son groupe a un devoir écrit à rendre : elle ne vient pas en cours, mais effectue les travaux individuels de temps à autre quand l'envie lui prend. Elle s'assoit à une table dans un coin de la pièce, et allume l'ordinateur devant elle. Tandis qu'elle travaille depuis une bonne vingtaine de minutes, une fille vient s'assoir à côté d'elle. C'est une camarade de son cours. Mathilde n'y fait pas attention, mais elle sent le regard fixe de l'étudiante derrière son dos. Cette dernière vient se positionner à côté d'elle, la regarde dans ses yeux et l'interroge :

« Es-tu réellement en train de faire le devoir à finir pour demain ?

Etonnée qu'on s'adresse à elle, la rouquine répond en haussant les épaules :

  • Je ne savais pas que c'était pour demain. De toute façon, je ne cherche pas à avoir la meilleure note.
  • Je vois ça.
  • Je ne t'ai pas demandé ton avis, de toute façon, fait remarquer Mathilde en fronçant les sourcils.

Un silence s'installe durant lequel l'inconnu ne part pas et continue de l'observer. Elle reprend finalement :

- Puis-je te donner un conseil ?

- Non merci. Je m'en sors très bien toute seule.

- Dommage, je suis coincée ici avec mes pensées et tu la seule qui me parles donc je vais le faire quand-même !

  • On ne peut pas dire que je t'ai vraiment parlé il me semble.

Son interlocutrice continue, imperturbable.

  • Tu ne devrais pas sécher les cours comme ça. D'abord, parce que tu risques de ficher en l'air ta scolarité. Ensuite, tu sais que c'est un symptôme de fuite ça ?
  • Un quoi ?
  • Un signe que tu fuis tes problèmes. Tu n'aimes pas les cours, tu trouves ça ennuyant, tu n'as pas le courage d'attendre la fin de l'année pour changer de filière, donc tu préfères manquer les cours. Tu n'as pas l'air de venir d'ici, donc je suis sûre qu'avant le mois de septembre, tu vivais à l'autre bout de la France ; tu as des problèmes là-bas et tu es sûrement partie. Tu fais la même chose. Je me trompe ?

Elle cesse son discours, paraissant satisfaite, et contemple Mathilde, sans voix et les yeux écarquillés. Celle-ci s'éclaircit la gorge et réplique froidement :

  • D'abord, je n'ai pas l'intention de perdurer là-dedans l'année prochaine, donc si, j'ai le courage d'arrêter. Ensuite ce que je vis et ce que je décide, ce ne sont pas tes affaires : on ne se connait pas il me semble. D'autre part, si tu aimes tant que ça analyser le comportement des autres, qu'est-ce que tu fais en sociologie ? Tu devrais être en psychologie, non ?
  • Désapprobation de mes parents. « Hors de question que tu côtoies des gens dérangés », m'ont-ils dit. Alors je suis là, informe-t-elle en contemplant tout à coup le sol.

L'adolescente lyonnaise affiche un faux sourire et renchérit avec tact :

  • Ah c'est donc pour ça. Tu es frustrée parce que toi non plus tu n'as pas le courage d'affronter la réalité. Tu préfères suivre gentiment les règles. Je fuis peut-être mes problèmes, mais au moins je n'ai pas choisi la voie qu'on a décidée pour moi.

L'étudiante face se raidit et rougit de colère. Serrant les poings et les dents, elle se retient d'ajouter une paroles : elle se lève et part sans demander son reste. Irritée par cette conversation, Mathilde imprime son travail, éteint l'ordinateur et range ses affaires.

              Cet après-midi là, Clarisse et Valentin sont tous deux de service en même temps. On est vendredi, et le Jupiter est plus rempli que la veille à l'annonce du week-end. Au milieu de cette journée, les étudiants affluent, souvent avec un sac à la main, attendant leur train dans cette brasserie située non loin de la gare. Les deux employés sont bien occupés, et ils ne voient pas tout de suite leur amie qui s'installe à une table non loin d'eux, la sienne étant prise. Clarisse la voit seulement lorsqu'elle revient de servir un client. Elle ne lui parle pas tout de suite, appelée par un autre. La commande terminée, elle retourne vers son collègue, et désigne la jeune fille d'un coup de tête. Celui-ci hausse les sourcils en signe de surprise.

  • Que fait-elle ici ? Chuchote la serveuse. Elle était censée être en cours aujourd'hui, non ?
  • Aucune idée. Elle n'aime même pas venir quand il y a du monde.

Après un coup d'œil vers la nouvelle venue, Clarisse a une idée. Elle sourit malicieusement et propose innocemment :

  • Tu ne veux pas aller la voir, toi ?
  • Pourquoi ? Tu vois bien qu'on travaille.
  • Et le bien-être du client ? Qu'en fais-tu ?
  • J'en fais qu'on a plein de trucs à faire. Mathilde sait qu'on est débordé à cette heure de la journée.
  • Tu n'as qu'à prendre ta pause maintenant.
  • Qu'est-ce qui te prend tout d'un coup ?
  • On sait tous que tu lui plais et qu'elle te plaît. Alors je t'aide !
  • « On sait tous », n'exagère pas, râle le garçon, gêné, sans même nier la déclaration de son associée.
  • Si, si.

Le patron du bar vient de passer derrière eux. C'est lui qui vient de confirmer les dires de Clarisse. Ces deux-là travaillent ici depuis un an. Il fait un pari dans sa tête. Valentin souffle mais ne répond rien. Il observe leur jeune amie, dos à eux, et hésite. Puis finalement, il demande à son supérieur qui vient de passer près d'eux de prendre dix minutes de pause. Avec un rictus discret mais moqueur, il accepte. Pari gagné.

            Mathilde a ruminé l'événement pendant toute l'heure du repas. De mauvaise humeur, elle a décidé de ne pas aller au cours de treize heures : elle ira la semaine prochaine. Avant de rentrer, elle erre dans les rues et se retrouve volontairement devant son endroit favori. Celui-ci est plein de monde : malgré tout, elle rentre. Sa place habituelle est prise, alors elle s'installe devant, près de ses camarades qu'elle aperçoit affairés dans la salle. Le gérant du bar lui fait signe de la main, elle lui répond silencieusement. Contrairement aux travailleurs, lui l'avait vue entrer. Il n'aura pas fallu plus de quinze minutes à Valentin pour la rejoindre. Lui demandant si elle va bien, elle commence par répondre positivement, puis soupire et commente sa journée sans vraiment d'explication. Elle ne fuit pas ses problèmes. C'est une erreur. Elle ne fuit pas, c'est juste… qu'elle a préféré partir. Pour contenter tout le monde. Oui, voilà, c'est ça. Ainsi, le problème est réglé, n'est-ce pas ? L'autre s'est trompée. Études de psychologie, tu parles ; elle n'a fait qu'inventer des faits pour impressionner, voilà tout ! En face d'elle, le barman ne comprend pas la situation. Il se contente d'écouter. Il sent l'attention de sa partenaire sur lui, à l'affût de toute parole intéressante. Il finit par essayer une question.

  • Quelqu'un t'a dit ça et t'a énervée ?
  • Une camarade de classe. Elle m'a coupée l'envie d'aller en cours. Pour une fois que je travaillais.
  • Mais si ce n'est pas vrai, pourquoi ça te contrarie à ce point ? Passe au-dessus.
  • Facile à dire, ça. C'est bien une réponse de mec.
  • Tu as demandé à Louise ce qu'elle en pensait ?
  • Pourquoi je lui demanderais ? Il n'y a pas de raison puisque, comme tu dis, ça ne devrait pas me contrarier à ce point.

Ce n'est visiblement pas ce que voulait entendre Mathilde. Plus échauffée qu'à son arrivée, elle finit en prétextant trop monde à l'intérieur pour s'éloigner sans autre commentaire. Stupéfait, Valentin interroge silencieusement Clarisse qui, de son côté, lui parle par un regard lourd de jugement en secouant la tête de droite à gauche. Ah, les hommes ; il faut tout leur apprendre.

          Sous sa couette, on ne voit que sa chevelure lisse dépasser du draps. Il est dix heures ; elle n'est toujours pas debout. Elle n'est pas venue au café samedi ni dimanche. Valentin s'est fait disputer par son amie au physique cliché du français, blonde aux yeux bleus ; en ce lundi, il espérait qu'elle serait là, il n'en est rien. La lyonnaise a demandé conseil à son hôte, elle lui a dit « Fais ce qui te semble juste ». Et elle a ajouté « Fais ce qu'il faut pour ne pas avoir de regret après ta décision ». Elle se retourne dans son lit, scrute le plafond : elle va bien devoir donner une réponse à son père un jour ou l'autre. Et puis, elle se dit qu'elle serait triste de gâcher sa relation avec ses parents. Celle-ci est compliqué, certes, mais un père et une mère, elle n'en a qu'un chacun. Après tout, qui a dit qu'elle ne serait pas soutenue, ni même comprise ? Alors, pour éviter de changer d'avis plus tard, elle allume son portable, envoie un message à son père : « D'accord pour que tu viennes. Tu as raison, on a des choses à se dire. Viens le premier week-end si tu es dispo. » La décision prise, elle se lève et se prépare à sortir. Son chocolat chaud l'attend quelque part.

             Samedi matin. Ou plutôt, samedi midi. Le Jupiter est bondé, et pourtant elle est là, assise à cette fameuse table où elle est toujours seule. Le brouhaha des vacanciers résonne, les commandes fusent, les aller et retour des employés ne cessent jamais. Les clients entrent, boivent, mangent, puis repartent. Elle, elle est là depuis dix heures du matin. La nuit a été compliquée : cela fait une semaine qu'elle répète les phrases qu'elle doit dire. Elle s'est écrit une espèce de discours, pour ne rien oublier. Elle n'a plus qu'à patienter. Jusqu'à ce qu'il soit là. Il est 12h10. Dix minutes de retard ; est-ce normal ? Il n'est jamais ponctuel, cela ne l'a jamais inquiétée, et pourtant elle est angoissée. Peut-être a-t-il manqué son train ? Ou bien, est-il venu en voiture et est coincé dans les embouteillages ? Cesse de réfléchir, Mathilde, lui a dit Valentin, tu te fais du mouron pour rien. Il va arriver, l'a rassurée Clarisse. Ce sont toujours les filles qui trouvent les mots pour aider les filles. Les garçons sont trop maladroits pour ça. Le labrador vient poser sa tête sur ses jambes et la fixe. Elle sourit et le caresse : peut-être qu'elle demandera à Louise si elle accepterait un chien à la maison. Pas aussi gros, évidemment. Calme, suffisamment mignon pour ne pas la gêner. Une main sur son épaule la sort de sa rêverie. Elle regarde en l'air : son ami brun désigne l'entrée discrètement, et lui laisse un papier avec un seul dessin dessus, une tête qui sourit, l'autre envoie un bisou. Son cœur s'accélère. Devant la porte, un homme grand, roux, la peau pâle, plutôt mince, entre emmitouflé d'un manteau paraissant trop lourd pour son poids, une valise à roulettes tenue dans la main droite à l'aide d'une poignée. Il s'assoit en face d'elle : commande un chocolat chaud, puis la regarde.

« Tu as grandi. »

Elle a les larmes aux yeux. Elle n'est plus vraiment en colère, en cet instant. Il lui a manqué, ce n'est que maintenant qu'elle le réalise. Elle avale sa salie, elle se râcle la gorge, prend son courage à deux mains. Il n'y a plus de retour en arrière possible. Pour la première fois depuis six mois, elle peut enfin lui redire :

« Bonjour Papa. »