Le silence est mon discours

27/05/2024

            « Qui veut des Toblerone ? »

          Dans le port d'une petite ville de Bretagne, la nuit règne, froide et sombre. Le vent murmure aux mâts des mélodies qui font danser les voiliers. Les silhouettes hautes tanguent au rythme des vagues, dominant le paysage, et ne sont dépassées que par la passerelle en métal vert fermée pour la nuit, séparant les bateaux de l'océan infini. Toutes les grilles sont closes, interdisant le passage à l'intérieur du port. Même les mouettes et les goëlands sont silencieux.

          Au milieu de cette ambiance sereine, des rires rompent le silence. Un groupe d'adolescents a réussi à grimper par-dessus les grillages et pénétrer à l'intérieur du lieu. Se pavanant sur les quais, ils s'amusent à sauter sur le bois et inventer leur prochain délit, les bras chargés de paquets de chips et de chocolat. Les cinq adultes, qui semblent avoir une vingtaine d'années maximum, flânent, font semblant de pousser leurs camarades dans le chenal, et s'esclaffent en entendant le cri du condamné qui tente tant bien que mal de retrouver son équilibre. Parmi eux, un sixième personnage se distingue, exagérément plus petit et plus jeune. Celui-ci tient la main d'une fille de moins de vingt ans, qui fait plus attention à sa cigarette qu'au petit garçon n'ayant pas encore atteint l'âge de raison.

  • Tu es sûre que c'était une bonne idée d'amener ton frère ?

La destinataire de cette question n'est autre que la gardienne de l'enfant. D'un geste rapide de la main, elle ramène sa chevelure ondulée derrière ses épaules et rétorque :

  • J'aurais dû le laisser tout seul chez moi ? C'est vrai que mes parents auraient été contents s'ils étaient rentrés avant nous.

Le garçon hausse les épaules en observant le benjamin, qui a lâché la main de sa sœur et joue maintenant avec l'amarre d'un voilier, accroupi sur les planches. Le premier reprend, en esquivant la bousculade d'un de ses compagnons, qui part en avant dans son élan.

  • Ils seraient sûrement effectivement plus rassurés en sachant qu'il est dans un port illégalement, en pleine nuit, alors qu'il fait deux degrés à l'extérieur.
  • Ils ne sont pas obligés de le savoir ; si jamais ils arrivent à la maison pendant qu'on est encore ici, je leur expliquerai qu'on est parti lui acheter un cornet de frites à côté.
  • Laisse tomber, Arthur, on sait que tu ne t'inquiètes pas pour lui mais parce que tu le trouves encombrant, intervient une brune aux cheveux qui lui tombent au milieu du dos.

Le dénommé Arthur soupire, et retourne à son activité favorite et dangereuse. Lana reprend une bouffée de nicotine en surveillant du coin de l'œil son petit frère qui essaye en vain de décrocher une corde de la bitte d'amarrage. Charlie, le plus âgé et sûrement le plus raisonnable des cinq – si on peut parler de raison après une introduction interdite dans un port –, prend la défense de son ami :

  • Le moins pratique, c'est qu'il ne peut pas parler s'il a besoin d'aide. On ne doit pas le perdre de vue, sinon on est mort.

          Le groupe continue de se balader en longeant les bateaux. Leurs paroles et leurs rires résonnent entre les coques de bois et les étoiles. Ils continuent de feindre de se pousser dans le fleuve. Un jeu risqué si on en croit le niveau de profondeur de celui-ci, qui est au moins trois fois au-dessus de la taille d'un homme. Au bout d'un moment, ce qui devait arriver arrive : Alexis, le dernier de la bande, se retrouve plongé dans l'eau, suivi des rires des garçons et des cris des filles se précipitant vers la scène. Lana quitte l'enfant des yeux pour se tourner vers ses amis. Alexis, honteux de sa chute, nage vers le bord et traite Arthur de tous les noms. Les jeunes gens restés au bord, le fixent remonter sur les planches, le visage rougie par l'agacement et les vêtements trempés. Il hôte sa veste et l'essore en soupirant ; pour le consoler Lana lui tend le paquet de chips qu'elle a entre les mains, puis tourne la tête pour allumer une nouvelle cigarette. Elle rend son briquet à Charlie, qui énonce nonchalamment :

  • Ton frère n'est pas là.

Lana pivote à cent quatre-vingts degrés et se décompose : la borne avec laquelle il jouait est maintenant seule. Elle jure et scrute de tous côtés espérant l'apercevoir courir après un oiseau, mais il n'est nulle part. Elle interrompt la dispute de ses amis derrière, et s'écrie :

  • Arrêtez tout ! On se fiche de qui a poussé qui, il faut chercher Gabriel !
  • Je te l'avais dit ; un gamin de six ans, ça ne va nous apporter que des ennuis.
  • Ce n'est pas drôle, Arthur : il ne peut même pas nous appeler s'il a un problème !

Lana panique et commence à courir en appelant son frère. Charlie prend la main, et tout le monde se sépare pour choisir une direction différente. Les boucles de ses cheveux dans le vent, la jeune fille regarde partout sur le bois ; accroché à une corde, sur une passerelle, elle considère également les points d'eau sur le long du quai. Elle ne le voit nulle part. Son angoisse monte en sachant qu'il sera incapable de prononcer un mot s'il est en danger. À la suite d'un accident de la route vécu environ trois ans auparavant, il est atteint d'une paralysie des cordes vocales qui fatigue sa voix et peut le rendre incapable de parler. La chirurgie était trop chère et Gabriel trop jeune : toute la famille a ainsi appris la langue des signes pour communiquer avec lui.

          De son côté, Charlie est parti vers le centre du lieu. Il plisse les yeux et se penche en remarquant un sachet de chocolats déchiré sur le sol. « Je lui ai donné tout à l'heure parce qu'il m'en demandait sans arrêt, pense-t-il. Ça veut dire qu'il n'est pas loin. »

Il fronce les sourcils, puis écarquille soudain les yeux et hurle :

  • Les gars ! Lana ! Je l'ai trouvé !

L'enfant est accroupi au bord du passage, se balançant en équilibre sur ses pieds et jouant avec une brindille, qu'il tente de plonger dans l'eau. Le garçon accélère tout en gardant son sang-froid, pour ne pas effrayer le petit bout d'homme et entraîner une catastrophe. Ce dernier lève la tête et tend le bras en avant pour attraper une corde accroché à un des bateaux. A quelques mètres de lui seulement, Charlie bondit vers lui, le réceptionne avant qu'il ne tombe dans l'eau glacée du chenal et le blottit dans ses bras. Gabriel sursaute, se débat et se met à pleurer silencieusement. Il se calme grâce à la voix grave du jeune homme qui s'efforce de s'adoucir ; ils ont frôlé le cauchemar. Alertés, les autres ne tardent pas à accourir et Lana, à la fois rassurée et en colère, récupère son petit frère, le pose à terre et le prend dans ses bras. Elle s'adresse à lui, avec le réflexe d'ajouter la langue des signes à ses paroles :

  • Qu'est-ce que tu faisais ? J'étais morte de peur !

Il lui répond avec ses minuscules mains tremblantes.

  • Je voulais voir le vieux bateau, là-bas.
  • Tu aurais pu me demander ! Je t'y aurais emmené. La prochaine fois, ne pars pas sans mon autorisation. Qu'auraient dit Papa et Maman s'il t'était arrivé quelque chose ? »

Le chérubin s'excuse d'un geste tout penaud et se frotte les yeux pour ne pas pleurer ; mais il tire la manche du pantalon de sa sœur et désigne un endroit dans l'obscurité de l'autre côté. Celle-ci souffle bruyamment, allume une troisième cigarette pour se calmer, la dernière de la soirée, et cherche la scène responsable de la disparition momentanée de Gabriel. En effet, sur la rive d'en face, elle découvre des épaves de navires, dont elle ne distingue que la silhouette. Elle est trop loin pour véritablement contempler le lieu qui, finalement ne l'intéresse pas réellement. Elle ne pense qu'aux problèmes qu'elle va s'attirer s'ils restent ici.

         Les amis décident tous qu'il est temps de rentrer ; ils sortent du port et prennent chacun un chemin différent. A part Charlie, qui prend le même chemin que les deux frère et sœur. Le benjamin tire légèrement sur la veste de la jeune fille, lui indiquant qu'il est trop fatigué pour marcher. Agacée, elle lui répond rapidement qu'il est trop lourd et trop grand à présent pour ces choses-là. Il se tourne vers l'aîné de la bande, qui le prend dans ses bras sans un mot. Par amitié pour l'adolescente, il a lui aussi appris la langue des signes ; à dire vrai, il affectionne particulièrement ce petit être.

En arrivant devant la maison, Lana remercie chaleureusement son ami.

« Heureusement que tu étais là. Je n'ose pas imaginer la suite. Merci encore Charlie.

Il répond par un simple « de rien » et pose l'enfant par terre. Il lui ébouriffe les cheveux d'un coup de main, salue la jeune fille et rebrousse chemin. Leurs parents ne sont pas arrivés : Lana en profite pour prévenir son frère :

  • Ne dis pas aux parents qu'on était au port ; ils ne veulent pas que j'aille là-bas. Si tu leur dis, je raconterai que tu m'as désobéi et que tu t'es éloigné de moi. »

           « Va doucement Gabriel ! Tu vas tomber.

         La femme tente tant en vain de ralentir son petit garçon qui ne semble pas l'écouter. Sur ses courtes jambes, il continue sa course effrénée dans le but d'atteindre le chemin pentu et terreux. Recouvert de graviers et de touffes d'herbes de-ci de-là, il y voit un terrain de jeu extrêmement excitant. Sans attendre l'approbation de sa mère, il s'allonge au sol et se lance dans son toboggan naturel. Il rit beaucoup en roulant jusqu'en bas. Ayant atteint son but, il se relève en se frottant les mains et se retourne. La mine fâchée de sa mère contraste avec l'hilarité de son père tout en haut. Il est content de lui ; il n'a pas dévié du chemin. Ce dimanche est marqué par la fin de l'hiver ; le mois de mars vient à peine de commencer. Les arbres nus voient de rares bourgeons pointer le bout de leur nez. Les nids abandonnés attendent impatiemment le retour des hirondelles, qui marquera le retour du printemps. Le froid de la saison n'a cependant pas encore cédé sa place : les vestes sont toujours conseillées à l'extérieur de la chaleur confortable des habitations.

          Gabriel scrute ses paumes pleines de boue. Son manteau est tout abîmé. Il tourne la tête de tous les côtés espérant recommencer. Il tombe alors sur un paysage plus intéressant. Plus loin, il trouve devant ses yeux l'objet de sa fascination. Une épave de bateau est échouée au milieu de la vase, et attire son regard. Il accélère pour s'approcher, mais se retrouve dans les airs avant d'y parvenir.

« Hop-là ! Sauvé de justesse, encore une fois.

Il rencontre un visage masculin familier, et affiche un grand sourire. L'individu n'est autre que Charlie. Il répond à son air radieux par un petit rire.

  • Hello, monsieur le casse-cou. Tu veux recommencer tes bêtises.

Gabriel remonte les épaules et enroule ses bras autour du cou de Charlie. Celui-ci l'installe correctement dans ses bras et attend que le reste de la famille ne parvienne devant lui. Mme Lafontaine le salue et le remercie chaleureusement.

  • Il est devenu trop rapide pour moi, aujourd'hui.
  • C'est qu'il a de l'énergie à revendre, répond-il.

Son mari, resté en arrière tandis qu'elle accélérait pour récupérer son fils, les atteint à son tour.

  • Bonjour fiston, ça fait longtemps.
  • C'est vrai que ça fait un bail.

Il balaye le lieu des yeux, cherchant le dernier membre de la famille.

  • Lana n'est pas là ?

La femme soupire et répond par l'affirmative en montrant du doigt le haut de la côte. En effet, une silhouette approche, entourée de boucles noires qui cachent un visage bronzé et maquillé de fond de teint pour recouvrir les imperfections de sa peau. A l'appel de son prénom, elle lève la tête de son cellulaire et remarque son ami. Elle range son appareil dans la poche arrière de son jean, et presse le pas pour le rejoindre.

  • Que fais-tu ici ?
  • Je promène mes chiens.

Il désigne dans son dos les deux animaux plein d'énergie au milieu des troncs. Un blanc et l'autre bleu merle ; ils se courent après sous la surveillance de leur maître.

  • Et j'empêche ce machin de faire des bêtises !

Il pose sur le sol le chérubin tout excité à la vue de ces animaux. Charlie siffle pour les rappeler à lui. Aussitôt ils rappliquent dans un concert de jappements. Trop contents de l'attention qu'ils génèrent et de ces odeurs familières, ils sautent autour du groupe tandis que Gabriel sursaute en les voyant si haut et robustes. Charlie les rappelle à l'ordre ; ils se calment mais sont trop heureux et curieux pour ne pas s'approcher. Le père de famille, intéressé, questionne le jeune homme :

  • Quel âge ont-ils ? Il y a un golden retriever dans le lot non ?
  • Oui, elle s'appelle Kiara. L'autre est un berger australien, Beethoven. Ils ont respectivement 4 et 3 ans.

         Lana n'écoute pas les informations de son ami. Ses animaux, elle les connaît par cœur. Elle se penche vers le plus énergique en se positionnant dos à son petit frère tout apeuré qui espère une cachette entre les jambes de ses parents. Beethoven lance ses pattes avant sur le ventre de cette dernière, la gueule ouverte, et elle vient le caresser sous les oreilles. Il accroche ses griffes à son pull ; elle lui intime de s'asseoir et s'accroupit cette fois au sol, évitant ainsi que ses vêtements soient déchirés. Elle se retrouve le visage baveux sous les coups de langue du chien plein d'affection pour elle. Kiara, elle, est curieuse et plonge tranquillement à l'intérieur. Elle renifle les pieds des deux plus âgés qui lui sont inconnus ; caché entre les deux adultes, Gabriel recule se met à pleurer face à cet animal plus gros que lui et si imposant. Il tend les bras vers son père en tapant des pieds : la bête est en train de le renifler. Charlie fait reculer sa chienne pendant que Monsieur Lafontaine se penche vers son fils.

  • Ne t'inquiète pas Gabriel, elle est gentille. Tu peux la caresser, regarde.
  • Elle ne mange pas les enfants, plaisante le propriétaire de l'animal.

          De son côté, tandis que Gabriel apprivoise petit à petit sa peur, Lana permet à Beethoven de se dépenser. Elle a récupéré un bâton qu'elle lance le plus loin possible, et lui crie « Rapporte, Beethoven ! ». Le chien accélère toujours plus, comme s'il pouvait ne jamais s'arrêter. Les oreilles au vent et la langue pendue, il court de plus en plus loin. Au bout d'un moment, il cavale jusqu'à descendre dans une tranchée, qui mène à une grande étendue de vase. Lana, ne le voyant pas revenir, le rejoint rapidement. Le lieu qui se trouve devant elle lui remémore alors l'épisode de l'avant-veille. Bloqué contre le sable et la terre se trouve une coque de navire aux planches pourries par les changements de température et les années. Elle ne l'avait qu'entraperçue de l'autre côté de la berge au milieu de la nuit. A présent qu'elle la voit de plus près, la scène lui donne envie de s'approcher. Elle vient jusqu'au bord de la fosse et s'arrête ; elle se rend compte qu'elle ne peut pas s'approcher de plus près par ce côté. Elle regarde tout autour d'elle afin de découvrir un autre passage, mais est interrompue par l'aboiement de Beethoven à ses pieds. Elle sursaute, ne l'ayant pas remarqué directement. Le berger australien est couvert de boue jusqu'en haut des pattes, le bâton dans la gueule. Lana s'accroupit, l'analyse de partout et réfléchit à voix haute.

  • Par où es-tu arrivé toi ? Tu n'es pas repassé par ici ; je t'aurais aperçu. Montre moi par où tu es passé.

        Elle comprend qu'il doit y avoir un deuxième couloir plus praticable. Pour vérifier sa théorie, elle reprend le jouet du chien, recule pour atteindre le point précis où elle était juste avant de faire attention au bateau et le lance une nouvelle fois. Comme la fois précédente, Beethoven se rue sur l'objet et bondit dans la cavité. Lana se précipite alors pour ne pas perdre de vue l'animal, et fixe ses yeux sur lui. Les pattes nouveau pleine de terre vaseuse, celui-ci récupère son bâton tranquillement, puis remonte vers une brèche un peu plus loin sur la gauche. La jeune fille, satisfaite de sa trouvaille, gagne rapidement l'endroit. Elle y parvient en même temps que le chien tout excité. De là son champ de vision s'étend plus largement et elle peut balayer le paysage dans sa longueur. C'est ainsi qu'apparaît, si on peut dire, les décombres d'un second rafiot. Celui-ci est également en piètre état. Le bois autrefois flambant neuf a perdu son éclat. La partie exposée à l'eau a bien entendu perdu ses couleurs ; çà et là subsistent encore quelque traces de peinture écaillée qui permettent encore d'imaginer la beauté d'autrefois du véhicule marin. Bleu, orange ou encore quelques notes rouge sont visibles sous un certain angle de vue. Le pont déjà fragilisé par l'humidité menace de s'effondrer tant l'état des planches est déplorable. Sur le côté gauche, ces dernières sont brisées formant ainsi un trou béant dans la coque au-dessus de l'eau vaseuse. Lana constate que la proue est non pas intacte mais moins abîmée que la poupe. Coincée sur la terre ferme, la peinture bien que marquée par la rouille est plus vive. La rambarde semble toujours à peu près solide, et le pont paraîtrait presque praticable. Soudain fascinée, une idée commence à germer dans un coin de son cerveau, comme une minuscule ampoule qui s'allume. L'aboiement de l'animal canin la ramène à la réalité, suivi de près par l'appel de ses parents derrière elle. Après avoir capturé le décor dans son téléphone, elle se détourne à contre-cœur du paysage digne d'un tableau de Claude Monet.

         1h04. La nuit bat son plein ; la maison est silencieuse, la famille Lafontaine est plongée dans le sommeil. Calme et sereine, la demeure accueille l'obscurité comme une vieille amante. L'étroite fenêtre carrée au bout du seul couloir de cette propriété sans étage laisse entrer la faible lumière d'un lampadaire planté juste devant. Face à la basse température de la saison, le chauffage a été allumé pour la nuit. Dans la cheminée en pierre, les dernières braises d'un feu étouffé depuis une heure environ se consument et disparaissent petit à petit. Au milieu de cette tranquillité, une silhouette paraît plus active que les autres. Un des lits est vide depuis quelques minutes. Parée de son sweatshirt et d'un collant couvert par un jean, Lana se prépare aussi discrètement que possible. Elle a tout préparé avant de monter dans sa chambre quelques heures auparavant. Elle se vêt aussi chaudement que possible et vérifie une ultime fois son sac, s'assurant ainsi qu'elle est fin prête. Elle lace ses chaussures de montagne, puis enfile un gros manteau, une écharpe et des gants et récupère sa besace. Un bruit sourd la fait sursauter ; elle baisse les yeux et découvre son portable sur le sol. Elle chuchote un juron pour elle-même et le récupère rapidement, puis se détourne de la pièce pour ouvrir doucement sa fenêtre. Pas question de passer par le hall d'entrée : elle serait trop bruyante et réveillerait ses parents. Et alors, fini la balade extérieure. Alors qu'elle enjambe l'appui, elle entend un léger grincement derrière elle. Son cœur s'accélère, et elle attend quelques secondes avant de se retourner. Elle déduit par l'absence de paroles que ce ne sont pas ses parents, qui auraient aussitôt récupéré son sac, son portable et lui auraient fait passer un mauvais quart d'heure. Il ne reste qu'un seul habitant. Sans s'éloigner, elle change de position, repose son pied sur le sol et se place de profil de manière à fixer son frère qui ne semble pas comprendre la situation. Ce dernier se frotte les yeux, son doudou dans sa main gauche trainant sur le parquet.

« Tu vas où ?

Evidemment, il fallait que ce soit un moment où il est capable de parler. Elle répond par un simple ordre.

  • Qu'est-ce que tu fais là ? Retourne te coucher !
  • Tu t'en vas ?
  • Non, je ne pars pas. Va dormir.
  • Pourquoi tu as mis tes chaussures ? Et tu as mis un manteau aussi. Tu rejoins tes copains comme l'autre jour ?

Lana couvre la bouche de Gabriel rapidement.

  • Tu as promis de ne plus en parler !
  • Mais tu vas où ?

Elle soupire. Beaucoup trop curieux, il ne lâchera pas l'affaire tant qu'elle ne lui aura pas fourni d'information.

  • D'accord. Je pars me balader avec mes amis. Ceux que tu as vus l'autre soir, tu te souviens ?
  • Ceux qui tombaient dans l'eau ?
  • Oui, ceux-là. Je serai rentrée demain, mais tu ne dois rien dire à Papa et Maman. Sinon je vais me faire gronder. Tu comprends ?
  • Il faut encore promettre ?
  • Oui, s'il te plaît.

Gabriel plisse les yeux, comme s'il réfléchissait. Convaincue qu'il va poser sa condition favorite quand elle lui demande de garder un secret, elle anticipe le coup :

  • Je te ramènerai quelque chose du bateau.

Les yeux de son frère s'illuminent en entendant le mot « bateau ». Elle hausse les sourcils en le consultant du regard, attendant un retour. Il sourit, pince les lèvres, puis tend son poing fermé, laissant uniquement son auriculaire levé. Elle fait de même avec sa main et attrape son doigt minuscule, scellant leur promesse. Elle frotte ses cheveux, pousse doucement son frère hors de la pièce.

  • Je reviens vite.

Elle retourne vers la fenêtre après avoir fermé la porte. Lorsqu'elle n'entend plus le bruit feutré des minuscules pieds dans le couloir et qu'elle est sûre qu'il s'est éloigné, elle se décide à sortir.

En bas, caché sur un muret derrière la maison, Charlie attend son amie tranquillement.

« Tu en as mis, du temps.

  • Je me suis fait surprendre par Gab'. Mais j'ai géré la situation, il ne dira rien. Je lui ai fait promettre.
  • Tu sais, un jour, il comprendra que tu lui fais du chantage affectif.
  • Ça va, j'ai le temps. Il n'a que 6 ans.
  • L'âge de raison, c'est 7 ans, non ?
  • J'ai encore toute une année alors. Allez viens, tout le monde est sûrement arrivé au rendez-vous. »

          Quinze minutes plus tard, tous sont rassemblés devant le port. Leurs provisions, principalement à base de paquet de chips et de bouteilles d'eau, sont dans les sacs, ainsi que les lampes de poche. Lana emmène le groupe au lieu qu'elle a repéré l'autre soir. Elle les a prévenus de s'équiper de bottes en caoutchouc. Ils s'arrêtent en haut d'une butte, et Lana dirige sa lampe torche en contrebas, illuminant la zone qui les intéresse.

« C'est tout an bas. On ne les voit pas bien parce qu'on est en hauteur pour le moment, mais de l'autre côté ils sont super visibles.

  • Faites juste attention, ça va glisser et la pente est très raide, prévient Charlie.

         Chacun entame doucement la descente en s'agrippant aux arbres les plus rapprochés. Cette seule action dure à elle seule quinze bonnes minutes ; vingt au total pour attendre que les cinq soient réunis au pied d'un arbre au tronc plus large que les autres. Tandis qu'ils attendent encore, ils perçoivent un gémissement de douleur sur leur gauche, suivi d'un « désolée ! » venant d'une voix féminine. Le deux retardataires apparaissent finalement, Arthur en se massant le cuir chevelu et son amie brune hilare.

  • Il s'est cogné à une branche.
  • Impossible de la voir, c'est toi qui avais la lampe et tu l'agitais dans tous les sens, râle le concerné, qui entend déjà les moqueries de ses camarades.
  • Chut ! Ecoutez !

        Alertés par un moteur de voiture, tous se taisent aussitôt et tendent l'oreille. Le moteur se tait, et un spot de lumière beaucoup plus puissant que leur appareils s'allume. Ils les éteignent d'un geste pour ne pas se faire repérer. L'éclairage finir par s'éloigner, au bout de longues minutes. Avec cette première frayeur, l'excitation monte chez les adolescents ; ils sentent qu'ils viennent de vivre un avant-goût de leur aventure. Par précaution, ils préfèrent allumer leurs torches à tour de rôle, et de les couvrir d'un foulard, afin de ne pas éveiller l'attention. Ils sortent de leur cachette silencieusement et Lana pointe du doigt le navire le plus proche, qui a provoqué l'admiration de son frère ainsi que la sienne à présent. Ils se retrouvent là, au pied de ce véhicule mesurant deux fois leur taille minimum, dans lequel ils ont la ferme intention de monter. Alexis contourne la coque pour trouver une solution. Il déniche enfin une hauteur plus facilement atteignable. Il fait clignoter sa lampe pour appeler sa troupe, et le leur désigne.

  • D'ici, c'est possible. En se faisant la courte échelle, on arrivera bientôt là-haut. Qui monte le premier ?

         Charlie s'avance. Le plus grand des cinq, il pourra aisément assister chacun dans leur escalade. Il pose donc son pied sur les mains de ses deux amis, qui le poussent vers le haut avec force. Il s'agrippe aussitôt au premier appui qu'il trouve, avant de tester la solidité de la rambarde. Rassuré, il l'attrape et passe par-dessus. Il évalue la résistance du plancher du pont : il se sent alors idiot quand il réalise qu'il n'a pas pris de moyen de s'éclairer. Il examine donc la situation à tâtons, et lorsqu'il est tranquillisé, il retourne vers son point de départ, se penche vers ses amis et leur confirme qu'ils peuvent monter. Lana, impatiente, se précipite. Elle se place entre les deux garçons, qui attrapent une de ses jambes et la lancent dans les airs ; elle saisit la main de Charlie tendue vers elle et se tient à la balustrade pour l'enjamber avec l'aide de son ami.

  • Il fait noir, ici, constate-t-elle.
  • Ne t'inquiète pas, je gère.

Avec un sourire malin, il tape du pied contre le sol, et ses baskets s'allument. Elle rit, se souvenant des chaussures offertes par Gabriel à son camarade, et choisies par ses soins.

         Elle inspecte ensuite les lieux, et est soudain époustouflée par le spectacle qui se tient devant ses yeux. Le bois fait peine à voir, il donne l'impression qu'il risque de s'effondrer à tout moment. De la cabine de pilotage, il ne reste que l'habitacle. La peinture est complètement partie, de larges brèches sont parfois visibles sur les bords, et elle peut sentir le vent se recroqueviller contre son visage. Pourtant, malgré le sentiment qui l'a poussée à venir jusqu'ici, ce n'est pas cette vieille épave en ruine qu'elle observe. Enfin, pas uniquement. De sa hauteur, elle prend conscience du paysage en scène. Autour d'elle, le port entier est endormi, se laisse caresser par les courants, la météo, les vagues, comme un enfant bercé par sa mère. L'eau glaciale entraine les voiliers dans une valse rythmée par l'agitation de l'air. Ses voiles repliées se cachent et se reposent avant le début du jour. Les mâts, libérés des tissus lourds, étendant leur pointes vers le bleu acier du ciel, semblent désirer toucher les étoiles de leur pointe fine et solide. Brûlantes de timidité face à tant d'attirance, les boules de feu restent silencieuses, mais permettent aux navires et leurs voisins de contempler leur beauté. Des barrières isolent le port du reste du monde. Derrière elle, la vieille ville ronfle, tranquille, sans se soucier du bois qui la côtoie comme un vieil ami inséparable. Les arbres se confondent entre eux, mêlés à l'obscurité. Les silhouettes squelettiques s'amusent à suivre le court du vent, tanguant sans cesse d'un côté à l'autre. Ils se balancent ainsi tel un cortège, charmés par l'horizon lointain ; et finissent par plonger dans l'océan noir, maître de la nuit.

         Lana, envoûtée par le décor qui se tient face à elle, n'entend pas ses amis grimper à leur tour. Elle revient à la réalité lorsque, chahutant, ils la bousculent et qu'elle perd son équilibre ; elle se retient à la rambarde de justesse. Tout à coup, des sons proviennent de l'extérieur du rafiot. L'un des adolescents, soupçonneux, va voir et se penche vers le sol, là où ils ont monté. Il se voit aveuglé par une lumière puissante, et une protestation arrache chacun à ses occupations.

« Je savais bien que j'avais entendu quelqu'un, ici ; comment êtes-vous arrivés là-dedans ? L'accès est strictement interdit ! Descendez immédiatement ou j'appelle la police !

Les adolescents alarmés s'interrogent tous en même temps.

  • Qu'est-ce qu'on fait ?
  • On va se faire arrêter !
  • On est fichu !
  • On a dû faire trop de bruit !
  • On n'aurait peut-être pas dû venir…

Charlie interrompt tout le monde.

  • Silence ! Ça ne sert à rien de paniquer. Ça n'arrangera pas les choses. En plus, le gardien est en train de nous mentir, il a déjà appelé les flics ; on voit les gyrophares tout au fond. Alors, quitte à se faire arrêter, autant passer un bon moment en attendant, non ? »

         L'agitation qui s'était amplifiée en entendant le mensonge du gardien se transforme en surprise : lui, le plus raisonnable de la bande, vient de proposer une chose aussi insensée ? Ils se dévisagent tous, et finissent par accepter cette idée absurde, se sachant coincés. Pour ne prendre cependant aucun risque face à la fragilité de l'engin, ils s'assoient par terre et entament une discussion calme et retrouvent le sourire, bien que nerveux. Lana reste à l'écart et avec sa lampe de poche qu'elle a récupérée, se balade sur le pont en scrutant partout autour d'elle. Il lui reste maximum une quinzaine de minutes pour repérer un souvenir : elle l'a promis à son frère. Elle tombe enfin sur un objet intéressant : sur le bois, près à chuter dans les fonds marins, se trouve un morceau de verre poli par l'eau et le temps. Elle le place dans sa paume. La lumière de sa torche se réfléchit dans le bleu outremer de son nouveau trésor. Tandis qu'elle l'admire, elle sent quelque chose qui vient atterrir contre son pied droit. Elle se penche, et ramasse le même bibelot, de couleur vert émeraude. Tournant la tête en direction de l'endroit d'où il paraît venir, elle s'arrête sur Charlie, le visage amusé, ayant compris ses pensées. Elle observe ses richesses bien installées dans sa main, puis considère encore une fois son ami. Il est à quelques mètres d'elle seulement, mais paraît si loin. Il se tient là, immobile et muet, ne lâchant pas des yeux la jeune fille, qui soutient son regard. Elle le fixe, lui sourit tendrement ; puis, sans prononcer un mot, elle lui dit :

« Merci. »