Le début du reste de ma vie
Martin
Luther King a dit un jour : « I have a dream ». Moi
aussi, j'ai un rêve. En fait, non, ce n'est pas tout à fait ça. Je passe mon
temps à rêver. Néanmoins, je n'aime pas l'idée de rêver sa vie : aussi, je
fais en sorte que ce rêve n'en soit pas un pour très longtemps : je
préfère donc dire que je fais des projets qui ne tardent pas à être exécutés. J'ai
24 ans : c'est le moment où jamais de les réaliser. Je déteste avoir des
regrets.
Une main s'abat sur le cahier de Candice, qui sursaute. Levant la tête, elle se retrouve nez à nez avec son professeur de littérature qui cherche tant bien que mal à sonder l'esprit de cette jeune effrontée qui, malgré ses retards et son manque d'attention, est l'une des plus douées de son cours.
« Vous m'avez l'air bien attentive, mademoiselle Brooks. Que dit Martin Luther King sur Baudelaire ce soir ?
L'étudiante soupire. 24 ans, et tout de même en première année de licence.
- Ne soyez pas fâchée, Mme Jourdain. Comprenez-moi, il est 18h45. Et je vous promets que j'écoute.
- Cela ne répond pas à ma question.
- Vous évoquiez des Fleurs du Mal, que nous allons devoir lire pendant les prochaines semaines.
- Et ? Continue-t-elle en croisant les bras.
- Et vous étiez sur le point de développer sur le spleen, style très utilisé chez Baudelaire. La beauté de sa poésie est qu'il arrive à embellir ce qu'il désire, jusqu'à ses sentiments les plus sombres ; sa dépression, par exemple, ou bien une charogne, dans un de ses poèmes du même nom.
La femme quarantenaire inspire et remonte les épaules, crispée. Elle tourne les talons et retourne devant son ordinateur, sans rien demander de plus ; elle confisque cependant le carnet de son étudiante. La satisfaction qu'elle vient de ressentir face à cette victoire se transforme en une frustration. Elle s'affale sur sa table : dessiner et écrire l'aide à écouter et se concentrer. Elle ne pourra plus suivre les vingt dernières minutes qui la séparent de son week-end.
Enfin, la semaine arrive à son terme, et il ne reste bientôt plus que les professeurs et les conférenciers dans l'établissement. Leurs interlocuteurs vident l'espace, les salles se remplissent de silence, se préparent à accueillir les femmes de ménage qui remplaceront les étudiants. Candice cherche toujours le dernier moment pour quitter sa table ; elle déteste les mouvements de foule. Elle attend que la moitié de son groupe soit parti pour se lever, ranger ses affaires, récupérer son carnet et quitter l'établissement. A l'extérieur, le mois de novembre est terminé. Décembre débute à peine, et avec lui approche les fêtes de fin d'années. Et qui dit fête de fin d'année dit Noël, et avec lui le marché de Noël. La ville de Nantes plonge doucement dans l'obscurité de la nuit. Les rues habituellement sombres, sont désormais embellies par des décorations toutes plus lumineuses les unes que les autres. L'hiver est sa saison préférée. Contrairement à la plupart des gens, elle n'aime pas l'été. Cette saison où la chaleur vous empêche de sortir et vous oblige presque à rester assis dans votre canapé car l'air est trop lourd dehors. Pour contrer le froid hivernal, il suffit de se couvrir suffisamment ; un gros manteau, une bonne écharpe, un bonnet et des gants. Et surtout, elle aime par-dessus tout la neige. Cette poudre blanche et glacée qui tapisse les chaussées et les toits des bâtiments. Bien que, depuis quelques années, elle n'a plus ce plaisir de se réveiller les matins de janvier avec une couverture immaculée sous ses yeux, qui empêche les véhicules de rouler. Heureusement, il y a encore des endroits en France où la neige tombe. Les Alpes, par exemple. Mais, ce n'est pas là sa destination prévue. Strasbourg : voilà où elle désire aller. C'est l'endroit rêver pour fêter Noël. D'ordinaire, elle voyage seule. Cette fois-ci, elle a prévu d'y emmener sa sœur, dont c'est l'anniversaire dans deux semaines. Elle a tout organisé : l'hôtel, le transports, les visites… et le marché de Noël. Elle a fait des heures supplémentaires grâce à son job d'étudiant pour lui organiser ce cadeau.
En sortant du tram, elle arrive rapidement dans l'avenue qui la conduit chez elle. Elle passe devant la bibliothèque où elle dépense la plupart de son temps libre, quand celui-ci n'est pas occupé par la couture et le dessin. Les cours qu'elle a pris l'année dernière se sont arrêtés, et elle n'a pas recommencé l'expérience. Malgré tout, elle continue de s'adonner au plaisir de jouer et faire danser ses pinceaux, crayons, tissus, ou toute surface plane où elle peut laisser la trace de son passage. Petite, elle écrivait sur les murs, ce qui lui a valu plusieurs punitions. Elle se souvient du jour où elle avait peinturluré tout le couloir de l'appartement où elle vivait avec ses parents et son petit frère : fâchés, et recevant des plaintes de la part des voisins, sa maman lui a donné un seau, du produit de nettoyage et une brosse ; durant toute l'après-midi, elle avait dû ôter son œuvre du mur. Après cela, elle n'a plus mis de la peinture que sur ses feuilles. Lors de son anniversaire quelques mois plus tard, elle a reçu en cadeau des toiles et toute une panoplie d'art. Le plus beau cadeau dont elle ait le souvenir pendant son enfance.
Elle arrive enfin à son domicile. Elle ouvre la porte qui la conduit aux escaliers, grimpe trois étages – elle déteste prendre l'ascenseur – et arrive devant son appartement. La première chose qu'elle fait en arrivant, après s'être déchaussée et découverte, c'est d'allumer son ordinateur, chercher un site de vidéos en ligne et cliquer sur une vidéo de compilations de feux de cheminée. Même si cela paraît bizarre aux yeux des gens. C'est une habitude prise dès son installation : ne pas avoir l'opportunité de se réchauffer près de l'âtre ne devait pas l'empêcher d'entendre avec plaisir le crépitement des flammes. Cela fait, elle se rue sous une douche bien chaude, puis met son pyjama en polaire. Pas de neige ne signifie pas qu'il ne fait pas froid. Fin prête, elle abandonne son sac de cours dans un coin de sa chambre, et s'assoit dans le canapé de la pièce de vie, un chocolat chaud dans une main, un livre dans l'autre, se plongeant dans un univers fantastiques, abondant des créatures les plus folles, de batailles et de romance. Elle est interrompue au bout de quarante-cinq minutes par la sonnerie de son téléphone. Voyant le contact affiché, elle soupire et sourit en même temps, puis décroche.
« Allô !
- Bonsoir ma chérie ! Comment vas-tu ?
- Bonsoir Maman. Ça va bien, j'étais en pleine lecture.
- Ah, je te dérange ?
- Non pas du tout, ne t'inquiète pas !
Sachant que la conversation va durer, Candice ferme son livre et se lève avec l'intention de faire la cuisine tout en parlant. Elle a droit à l'interrogatoire ; comment se passe ses cours, comment occupe-t-elle ses journées, n'est-ce pas trop difficile ? Et le travail, ça se passe bien ? S'est-elle fait des amis ? Oui, Maman, tout se passe bien. Non, je m'en sors, mon travail me plaît, j'ai quelques amis. L'eau bout, les spaghettis sont prêts à cuire. La discussion continue. Candice parle à sa mère de l'exposition de photographie qu'elle a vue avec Solène, la semaine dernière. Une expédition qu'elle a adorée : elle en est revenue pleine de projets. Elle fait part de certains à sa mère.
- Je m'imagine bien faire ça un jour. Exposer mes peintures, mes dessins… Tu me vois à la place de cette artiste ?
- Bien sûr. Ce n'est pas la première fois que je verrai tes œuvres sur les murs, non ?
- Ah… Effectivement.
Elle rit en se remémorant la scène. De chaque côté du combiné, son interlocutrice et elle continue de parler. La première demande où en sont ses projets de carrière, qu'a-t-elle décidé ? C'est là le principal dilemme de la vie de la deuxième. L'art a toujours été une passion pour elle, comme un besoin ; néanmoins, elle s'est toujours convaincue qu'en faire son métier serait impossible et une perte de temps. Ceux qui réussissent sont rares : elle préfère la voie de la sécurité quitte à faire longues études. Après tout, les longues études, c'est ce qui fonctionne le mieux pour réussir dans la vie. Elle n'aborde pas vraiment ce sujet avec sa mère : c'est source de conflits. Ainsi, elle préfère changer de sujet, avant que celle-ci ne lui pose des questions à propos de ses cours de dessin et de son implication dans l'association dans laquelle elle s'est engagée il y a environ trois mois.
Elle raccroche au bout de quinze minutes en prétextant la fin de la cuisson des pâtes. Mangeant rapidement, elle fait sa vaisselle, lave négligemment la table et plonge de nouveau dans son canapé, puis dans son roman. Son esprit se perd dans les myriades de mots, d'expression et de figures de style qui se présentent à elle. Le monde fantastique qu'elle explore lui fait oublier le sien. Elle se retrouve alors face à des personnages liés à des destins fabuleux ; romances, guerres, destins liés, affrontés ou accomplis. Les lieux idylliques qui lui sont décris la font rêver de voyages. Ce récit-là lui décrit des forêts aux feuilles et aux fruits d'or et d'argent, pleine de créatures enchanteresses isolées du monde, cachées au bord des chemins dissuadant quiconque de pénétrer plus profondément. D'autres êtres plus hideux – la laideur signifie souvent le mal ou l'intention malsaine dans ce genre d'histoires – ont leur rôle à jouer. Au milieu de tout cette magie, un simple humain se tient là. Un homme quelconque s'interroge sur sa vie, sa destinée. Aspirant à trouver le sens de sa vie il participe à la lourde de tâche de sauver le monde. Tout cela en n'étant même pas le personnage principal, mais un des seconds. Candice a toujours préféré les personnages secondaires plutôt que ceux qui sont mis en avant. Ceux qui semblent effacés mais sans qui rien ne serait possible. Sa lecture lui fait même oublier le temps qui passe. Lorsqu'elle lève les yeux, son dîner semble bien loin, et la nuit règne complètement. Cornant une énième page, elle ferme de nouveau son livre. Elle appuie sur l'interrupteur et se retrouve à traverser la pièce dans le noir. Frôlant les coins de meubles de ses orteils déjà embarrassés de sa maladresse, elle manque de trébucher sur le tapis aux couleurs de l'ancienne adresse de ses grands-parents, écarlate orné d'arabesques dorées ternies par le temps. Elle rejoint finalement son antre, où règne l'art dans toute sa splendeur et sa diversité.
Ses murs sont restés immaculés de sorte de faire ressortir les nuances de couleur ajoutées au fur et à mesure que sa créativité prenait un nouveau tournant. Sur le pan gauche du mur fixant la porte, à environ deux mètres du sol, deux puzzles de mille pièces sont accrochés l'un au-dessus de l'autre, la splendeur de Cair Paravel[1] dominant l'horreur du Mordor[2]. Ils sont éclairés par une lampe halogène installée dans l'angle, derrière laquelle sont inscrites des citations de livres lus au cours des derniers mois, calligraphiées en noir, argent et or, telles des enluminures datant de son époque préférée, la Renaissance. Eparpillées, elles servent de papier peint et illustrent sa chambre dans le coin de la pièce seulement avec pour but d'atteindre le plafond, éclairés par le luminaire lorsque l'aube n'a pas encore pointé, ou encore quand le crépuscule reprend son rôle. Si le jour est là, le soleil pénètre à travers le vitrail de ce lieu à quelque aspect parfois sacré, et vient enjoliver ces inscriptions qui chatoient grâce au rai lumineux saisissant l'atmosphère de la place. A droite de l'halogène, sur la façade suivante de la chambre, sa couleur blanc cassé se voit à peine entre le mobilier, les posters et les œuvres d'art accrochées. Un Kalax signé Ikea à trois étages et trois cases par niveau emplit plus de la moitié du mur. La première ligne est occupée par les affaires dont elle se sert pour bricoler ; Carton, papier crépon, papier cartonnée, serviettes en papier, boîtes d'œufs ; de la peinture, des pinceaux, des crayons, de l'aquarelle, quelques toiles suffisamment petites pour entrer dans les casiers ; la deuxième ligne est dédiée à ses cours, et aux fournitures dont elle a besoin ; enfin, la dernière, la plus haute, est entièrement remplie de ses livres, dont elle a lu la moitié car elle emprunte le reste à la médiathèque. Le cadre du lit occupe le reste du mur ainsi que celui face à la porte. Au-dessus de lui, des posters et des reproductions d'œuvres d'art sont accrochées ; les styles favoris de Candice sont définis ici, de l'impressionnisme de Monet à l'art abstrait de Kandisky, en passant par l'art nouveau d'Alphonse Mucha. Enfin, le dernier mur est consacré à sa penderie démesurément grande, la quantité de vêtements qu'elle porte étant exagérée.
Le cour du lundi se passe en amphithéâtre. La jeune fille s'est installée au milieu, près du mur, troisième rang à gauche ; là où elle peut écouter sans qu'on l'empêche de dessiner dès qu'elle est remarquée. Candice a des difficultés de concentration ; elle est incapable d'écouter correctement rien qu'en écoutant son interlocuteur, professeur ou particulier. Elle prend des notes par la même occasion, cependant ses cahiers et ses feuilles volantes s'embellissent par les courbes qu'elle dessine, les formes, les droites ; souvent elle observe un élève au hasard dans l'assemblée et se concentre sur cette personne. Uniquement dans les cas où le cours auquel elle assiste ne l'intéresse pas. Dans le cas contraire, les mandalas décorent son papier. Au bout de deux heures, malheureusement, le conférencier n'en est qu'à la moitié de son exposé. Menaçant d'imploser, le cerveau de Candice change de sujet d'analyse ; elle découvre, dans sa diagonale parfaite, l'être idéal pour le reste de l'heure. Une étudiante semblant avoir à quelques années près le même âge qu'elle, de dos, cheveux mi-longs châtain clair avec quelques mèches blondes, se tient droite face à l'estrade de la vaste salle grise et triste, le regard plongé dans son cahier. Candice n'a aucun remord de quitter l'ambiance ennuyeuse générale, et se focalise sur sa nouvelle muse. Cherchant les détails, cela lui prend une heure et demie ; par chance, le vieux conférencier avance la fin de son discours, prétextant l'avance imprévue d'un rendez-vous important. La véritable raison est sans doute qu'il n'est pas dupe du découragement de ses élèves face à une intervention de quatre heures. Comme à son habitude, Candice attend que la moitié de la pièce soit vide pour ranger ses affaires et quitter la pièce. A l'instar de tous les cours en amphi, toute la promo est supposée être présente : cela prend donc plus de temps pour la foule s'éloigne. Tandis qu'elle commence enfin à ramasser ses fournitures scolaires dans son sac, elle sent une main lui tapoter l'épaule derrière elle. Elle se retourne et se retrouve face à un garçon qu'elle a déjà croisé plusieurs fois, mais à qui elle n'a jamais vraiment adressé la parole depuis le mois de septembre. Grand, élancé, il secoue ses cheveux qui lui arrivent dans le cou, en bataille ; une coiffure digne des années 80. Ses yeux sont la première chose que Candice voit. Leur bleu parfait plonge dans les siens comme s'il pouvait tout voir d'elle. Elle prend une seconde pour répondre un « oui » timide, éblouie par la profondeur de son regard. Il lui sourit d'un sourire qui lui fait apparaître des fossettes au coin des lèvres. Il fait un signe de tête en désignant son sac, l'interroge d'une voix grave :
- Le dessin, c'est toi ?
Candice cligne des yeux deux fois et cafouille.
- Euh… je ne sais pas. Attends… lequel ?
- Tu as dessiné Amandine pendant toute la fin du cours.
- Ah mince, je pensais avoir été discrète… Tu m'as vue ? Capitule-t-elle en retrouvant ses mots, l'air de rien.
- Pas très réussi comme objectif ! Pas contre, ton dessin…
Elle rentre la tête dans les épaules, et ose questionner son interlocuteur :
- C'est moche, c'est ça ?
Il ouvre de grands yeux et rétorque, surpris :
- Absolument pas ! Il est absolument superbe ! Tu es incroyablement douée.
L'étudiante rougit, ne sait que rajouter. Elle baragouine un merci et hasarde un coup d'œil vers son camarade ; celui-ci n'a pas fini sa conversation, et ne semble pas décidé à la quitter pour le moment. Elle se détourne pour introduire ses dernières feuilles volantes dans son sac et le fermer, tandis qu'elle se sent observée dans son dos. Elle se dépêche de terminer et se lève enfin. La voix suave du garçon s'adresse de nouveau à elle.
- Puis-je te demander ton prénom ?
- Bien sûr, je m'appelle Candice, acquiesce-t-elle avec un soudain entrain, et toi ?
- Adrien. J'ai encore un service, alors. C'est l'anniversaire de ma sœur la semaine prochaine. Tu permets que je te propose de la dessiner ? Je t'envoie une photo d'elle si ça te convient.
- Tu m'embauches alors ?
- Si tu acceptes.
Elle sourit.
- Avec plaisir !
- Génial ! Je te fais ça par message. Je te donne mon numéro si ça te va ?
Il désigne le portable qu'elle a en main.
- Ah, oui bien sûr. »
Ils s'échangent leur contact pendant qu'ils quittent la salle ; ses amis l'attendant en avant d'eux, Adrien la remercie chaleureusement et les rejoint. Laissée là, Candice le contemple s'éloigner, incapable de saisir ce qu'il vient de se passer.
Dès le soir venu, elle se précipite sur son cellulaire en entendant la notification. Elle a sous les yeux l'image d'une adolescente d'à peu près dix ans de moins qu'elle ; ses cheveux lui arrivent en bas du dos. Elle les a laissés détachés, et certaines mèches lui restent devant le visage. Le reste de sa chevelure est propulsé sur le côté, paraissant emportés par le vent. Brune aux yeux bleus, c'est le portait craché d'Adrien en plus jeune et en version féminine. Celui-ci se trouve d'ailleurs à ses côtés, le bras gauche posé sur les épaules de sa sœur. Tous deux sourient à la caméra. L'arrière-plan est à peine visible, flouté par l'objectif de l'appareil, mais laisse deviner la mer derrière eux. La photo date d'au moins une année ; les deux portent un manteau, une écharpe, elle un bonnet et lui une gapette. Ils sont allés à la plage en hiver. Candice juge l'idée bonne, préférant elle aussi la mer en hiver. L'air est plus froid, mais l'endroit est désert et l'océan retourne à l'état sauvage. Elle se débarrasse de ses affaires de cours, prend son crayon à papier, son carnet à dessin, et commence son croquis. Des formes géométriques, elle essaye, efface, recommence, gomme les traits inutiles, continue, passe au personnage suivant… Elle en oublie ses livres, ses devoirs, et se rappelle à la fin de son croquis seulement, terminé au bout de plus de deux heures, qu'un être humain a besoin de se nourrir. Fière d'elle, elle hésite à envoyer à son commanditaire le début de son travail, cependant elle se ravise, elle désire lui laisser la surprise à la fin de la semaine.
Durant toute celle-ci, le garçon revient la voir plusieurs fois, n'évoque presque pas sa demande première du lundi, et n'a de cesse de lui parler et d'apprendre à la connaître. De son côté, Candice travaille d'arrache-pied pour satisfaire son nouvel ami. Le vendredi matin, elle amène enfin le large papier cartonné roulé soigneusement sous son bras. Comme elle le pensait, le garçon brun l'attend devant l'amphithéâtre. Elle sourit et après l'avoir salué, lui tend son travail. Il le déroule, et examine la peinture sans rien dire, alors qu'en face de lui se tient Candice immobile, le cœur battant, espérant une réponse. Le jeune homme la considère, ravi et la remercie de tout son cœur en posant sa main sur le bras de la jeune fille.
« Il est vraiment magnifique ; je savais que je pouvais compter sur toi !
- Tu exagères… Tu ne me connais que depuis une semaine.
- Détrompe-toi : ce n'est pas la première fois que je t'observe dessiner.
- C'est vrai ? Candice ouvre de grands yeux.
- Evidemment ! Je t'ai remarquée dès la fin du mois de septembre.
Il se redresse et reprend nonchalamment :
- Je voudrais te remercier. Tu veux bien m'accompagner à une exposition de peinture, demain après-midi ? J'ai pris deux places hier.
Candice ne sait que dire : aurait-elle bien entendu ? Jouant la carte de l'audacieuse, elle lance sans réfléchir :
- C'est un rencard ?
- Peut-être ! Adrien acquiesce et éclate de rire.
Elle rougit et lui répond par l'affirmative en rougissant légèrement.
Il ne lui aura pas fallu longtemps pour appeler sa sœur aînée à l'aide. Elle la contacte dès la fin de ses cours, et toutes deux passent la matinée du lendemain fouiller la garde-robe de la benjamine. Trop excitée et agitée pour rester en place, celle-ci n'arrive pas à choisir ses vêtements sans traverser tout son appartement. Comme chaque fois que ses émotions prennent le dessus sur sa raison, sa maladresse vient lui tenir compagnie : comme l'on s'y attendait, elle se cogne l'orteil contre le coin de la table basse de son salon, qu'elle n'a pas pris soin d'allumer. Candice se met à jurer.
- Fais attention à ton langage ! Pas de juron en ma présence.
- Qu'aurais-je dû dire d'autre ? « Malheur à moi » ? Maugrée l'autre en se tenant le pied.
Sa sœur lève les yeux au ciel mais lui fait le plaisir de ne rien répliquer. Elle en profite donc pour continuer.
- Tu devrais accepter que jurer est parfois nécessaire.
Ayant tout de même compris la leçon, elle allume la pièce et revient vers sa chambre. Toutes deux finissent par trouver la tenue parfaite, suivie du maquillage et de la coiffure adaptée.
L'angoisse monte tandis qu'elle arrive au lieu de rendez-vous. Son aînée l'a laissée au coin de la rue. Elle a choisi une robe longue bleu clair, type bohème, ceinturée à la taille, à manches longues et évasées. Elle a pris soin de couvrir sa gorge par un court foulard orange pastel, et a attaché ses cheveux en une longue tresse africaine. Presqu'en même temps qu'elle arrive Adrien. Habillé d'une chemise de la même couleur que sa robe, il a accordé son haut avec un pantalon beige et une veste bleu foncé. Il sourit, avec sous le bras le rouleau qu'elle lui a donné la veille. Elle ne sait comment réagir, entre l'admiration du jeune homme, son rythme cardiaque qui accélère et son incompréhension face à la présence du papier supposé être entre les mains de la famille de son ami. Adrien est satisfait de la réaction de Candice ; il lui tend le bras et lui indique le bâtiment juste devant eux. Sans lui expliquer, il lui propose :
« On y va ? »
Gênée mais heureuse, elle accepte timidement le bras de son partenaire et commencent tous deux leur premier rendez-vous amoureux d'une longue série.
Mon premier rendez-vous. Adrien avait dit m'emmener à une exposition ; il n'en était rien. Enfin, pas tout à fait. Il s'est avéré qu'à la fin, une vaste affiche présentait un concours national de dessin organisé par une peintre pour tous les jeunes créateurs afin de leur offrir une opportunité de persévérer et peut-être commencer leur carrière. La récompense : afficher une de ses œuvres à la prochaine exposition de l'artiste en plus de celle qui aura obtenu la médaille. Adrien m'avait inscrit sans m'en informer, avant même de m'adresser la parole. Il m'a piégée en me faisant croire que le dessin était pour l'anniversaire de sa sœur. Grâce à lui, j'ai pu remporter mon premier concours.
Quinze ans plus tard, nous sommes mariés et avons trois enfants ; mes murs sont de nouveau couverts de peinture.
Voilà comment a commencé ma carrière, et le début du reste de ma vie.
[1] Référence au Monde de Narnia, de C.S.Lewis ; Cair Paravel est le nom du château où vivent les rois et reines de Narnia.
[2] Référence au Seigneur des Anneaux, de J.R.R. Tolkien ; le Mordor est la terre maudite où se cache Sauron.