Laissez moi l'espoir

27/06/2023

          5h30 du matin. Les yeux rivés sur le plafond, elle fixe les fissures déchirant la couleur blanc cassé au-dessus d'elle. Formant des courbes et des arabesques, elles tentent de rejoindre un point invisible au milieu des murs grisés par la poussière et le manque de propreté. L'une d'entre elles dessine un cercle tout à fait imparfait débutant d'un des coins pour continuer vers le centre, comme si on avait voulu découper aux ciseaux depuis le bord d'une feuille de papier. Cet ensemble se terminera bientôt en un mandala bâclé et inachevé qui s'écroulera un jour ou l'autre dans cette chambre presque pas meublée dans un fracas assourdissant. Après plus de deux heures d'attente, son réveil sonne enfin. Tel un automate, elle soulève la couverture en laine trop chaude pour la saison et se dirige vers la salle de bain pour faire un brin de toilette. Comme souvent, la cabine de douche ne lui servira pas. Elle aussi prend la poussière. Elle ne l'utilise qu'une fois par semaine : l'eau coûte trop chère pour être gaspillée ; verser des litres d'eau dans les égouts alors qu'ils pourraient lui servir autrement, elle ne voit pas l'intérêt. Une fois lavée, habillée, elle n'a plus qu'à mettre ses baskets dont les couleurs n'ont plus leur charme d'antan. Il faudrait qu'elle pense à les changer, mais elles tiennent encore le coup ; à peine quelques trous sont visibles, en les brossant elles redeviendraient comme neuves. En mettant sa veste en jean délavée, elle évite de se regarder dans la glace : elle préfère nier les cernes sous ses yeux ainsi que ses iris rougis par le manque. Fin prête, elle peut quitter l'appartement sans prendre la peine de fermer derrière elle : n'importe quel intrus repartirait sans même avoir fait le tour. De toute manière, elle a perdu les clefs il y a quelques jours. Vu de dehors, son immeuble n'a pas meilleure mine qu'à l'intérieur. La façade est envahie par les câbles électriques, les fissures laissent place aux crevasses. L'état délabré du bâtiment est à la limite du légal. Situé dans un quartier mal fréquenté, généralement le lieu de rassemblement des dealers et des trafiquants, sa propreté n'est pas la priorité de la mairie et de tous ces gens cachés derrière un bureau pour ne pas voir la réalité sur le terrain. Quittant sa rue, la jeune femme s'enfonce dans le boulevard de la République, se mêlant à la population déjà pressée bien que la lune ne soit pas encore remplacée par le soleil.


          Il est à présent 6 heures du matin. Laura quitte le boulevard et descend vers l'arrêt de tramway délaissé pour la nuit avec l'intention de continuer de marcher sur les rails. Il n'y a que deux horaires seulement à ce moment de la journée, et presque personne ne descend ni ne monte si tôt le matin. A 7 heures, les gens commenceront à se réveiller et à sortir de leur cocon. Elle saute sur le sol recouvert de graviers et se tient en équilibre sur les barres de fer fixées au sol. Son seul but est de suivre la ligne de chemin de fer urbain jusqu'à arriver dans une zone plus fréquentée. Autour d'elle, le silence règne encore. Les premiers rossignols commencent leur chant, balayés en quelque endroit par des groupes d'adolescents sortant d'une de leurs soirées, riant sous l'effet de l'alcool ou autre substance illicite sans réaliser l'effet du manque de sommeil sur leur corps et leur système nerveux. De ci de là roulent les premières automobiles de la métropole, laissant parfois la trace de leur passage par les taches d'huile de moteur sur la route, la fumée sortant des pots d'échappement, comme certains immortalisent leur existence en léguant derrière eux des mots, des images, des arts… La pollution est en quelque sorte une nouvelle forme d'art. Un crissement de ferraille amène la fille a peine adulte à abandonner son poste au profit du transport en commun. Malgré ses problèmes, elle tient toujours à la vie, même si elle a déjà envisagé le pire, juste comme ça, pour voir ce que ça fait. Résultat : elle ne concrétisera jamais sa pensée. Cela ne l'empêche pas de jouer avec le feu, cependant. Elle remonte sur le quai seulement quelques précieuses secondes avant que le tramway file à toute allure à ses côtés, poursuivant sa course plus loin, ne léguant de lui que l'écho de ses roues sur le métal rouillé.

         La randonnée de notre personnage s'achève sur une des grandes places de la ville : il est maintenant 7h12. Son entretien d'embauche se tient dans 48 minutes à quelques rues de là. Elle n'aime pas particulièrement être en avance, néanmoins faire la route à pieds l'aide à garder son esprit éclairé. La place commence à se remplir d'une petite foule de gens se précipitant au travail. Tournant la tête, elle remarque un visage familier à cinquante mètres d'elle. De là où elle se situe, elle peut sentir l'odeur de la cigarette. Si on peut appeler ça une cigarette. Cette odeur si addictive et si tentante qu'il est difficile de résister. Comme elle refuse de céder, elle respire un grand coup par la bouche et tourne le dos à l'individu, priant pour qu'il ne l'ait pas reconnue. Pas d'appel venant de derrière elle, criant son nom, elle en déduit qu'elle a eu sa chance et accélère. Pas question de replonger maintenant, alors que tout peut basculer en un rien de temps. Dans une heure, elle sera peut-être en train de changer sa vie. En changeant de direction au hasard, elle se retrouve dans une impasse avec devant elle la vitrine d'une librairie encore fermée, les grilles cachant les nouveaux titres de la semaine. Elle aperçoit alors son propre reflet contre son gré, qu'elle fuit depuis la veille. Son accoutrement n'est pas la tenue habituelle qu'on attend pour un rendez-vous aussi important que celui auquel elle de rend, ses cheveux pendent le long de sa nuque jusque derrière ses épaules, éparses, volant où bon leur semble selon le sens de la brise du matin. Elle n'a pas pris le temps de se coiffer. Ce n'est pas cependant pas ce qui happe son regard. Son visage est ce qui bloque son cerveau : la peau pâle, les yeux vitreux et rouge sang, elle se dit qu'encore aujourd'hui elle va manquer son opportunité. Cela maintenant quatre jours qu'elle n'a rien consommé. Elle a froid, sa main droite tremble doucement, son rythme cardiaque est perturbé, et elle se sent fiévreuse. Et surtout, il y a les insomnies, seulement celles-ci ne datent pas d'aujourd'hui. Cela fait longtemps qu'elle ne dort plus correctement. Elle fait demi tour et laisse son reflet là, dans l'ombre, comme si cela allait changer son état de santé. Elle erre encore dans les rues pendant de longues minutes pour enfin se diriger vers l'entreprise qui l'a contactée. Elle a encore de l'espoir.


         8h27. L'entretien d'embauche est terminé. Laura sort, les épaules affaissées, le dos courbé et la tête baissée. Dès lors que le recruteur l'a vue, c'était fini. Elle a eu droit aux questions habituelles ; pourquoi ce poste, ses motivations, ses qualités, que pourriez-vous apporter à l'entreprise ? A part du cannabis ou de la LSD, absolument rien. A elle, de l'argent et une meilleure qualité de vie. Au moment de se lever, l'homme derrière son ordinateur a prononcé du bout des lèvres « On vous rappellera » comme s'il lui en coûtait de dire cette phrase. Elle lui a juste répondu d'un sourire poli et figé avant de sortir de la pièce. Ne vous fatiguez pas, a-t-elle pensé, vous ne me rappellerez jamais. La secrétaire n'a pas cherché à cacher son mépris et l'a reluquée de la tête aux pieds. Agacée, elle lui a lancé un juron à la figure, comme on lance une gifle. Sa mère lui dirait : « Ce n'est pas féminin de jurer ! » Mais quand on a des problèmes jusqu'au cou, on n'a pas le temps de s'occuper de sa féminité

         Elle s'appuie contre la façade du bâtiment voisin et soupire fortement. Elle est à deux doigts d'abandonner. Ce n'est pas le premier rendez-vous fichu en l'air. Dix minutes d'attente pour ça, quelle inutilité… À présent, il lui reste la journée entière a patienter. Elle a l'habitude. Elle passe presque douze heures à errer au milieu des ruelles, chemins, boulevards, avenues… Elle s'aventure parfois au centre commercial où elle fait ce qu'on appelle communément du « lèche-vitrine ». Admirer ce qu'elle ne peut pas avoir lui donne envie de se battre pour l'obtenir. La ville, elle la connait par cœur. Elle a traversé chaque trottoir au moins une centaine de fois. Elle a observé tous les recoins. Ce n'est que lorsque vient la nuit qu'elle rentre chez elle. Pas avant. Fixer le plafond de son appartement lui rappelle combien son besoin de sommeil ne sera encore une fois pas satisfait. Ni en quantité, ni en qualité. Tandis qu'elle commence à se morfondre, une vieille dame passe devant elle lentement. Elle ne fait pas attention jusqu'au moment où cette dernière tombe à quelques mètres d'elle. Elle sursaute et avance vers elle rapidement.

« Tout va bien Madame ?

Dans la rue se tiennent une dizaine d'individus et personne n'intervient. Laura tourne la tête tout autour d'elle et râle vivement :

  • Dites, personne n'a l'intention de bouger ? Quelqu'un s'est cassé la figure juste sous votre nez ! Faites quelque chose demandez-lui si elle s'est fait mal, appelez un médecin !

La femme pose sa main sur le bras de son interlocutrice et sourit pour la rassurer. Laura soupire et l'interroge :

  • Vous n'êtes pas blessée ? Avez-vous des douleurs quelque part ?

Elle touche ses jambes, puis ses bras, ses épaules et observe sa figure. Pas de plaie, pas de saignement au visage. Le poignet droit est plutôt enflé cependant. La principale concernée grimace lorsqu'elle essaye de remuer l'articulation. Elle sent comme une bosse sous la peau. Une fois ses vérifications terminées, elle aide la vielle femme à se relever et lui explique :

  • Vous avez probablement une fracture, Madame. Je vais vous accompagner à l'hôpital, il n'est pas très loin d'ici.
  • Vous avez l'air de vous y connaître.
  • Études de médecine.
  • Je vois. En quelle année étudiez-vous ?
  • J'ai arrêté.

Sa voix se fait plus ferme, elle aimerait ne plus avoir à répondre à ses questions. Mais l'autre continue.

  • Pourquoi cela ?
  • Euh… problèmes personnels.
  • J'imagine bien, bécasse. On n'arrête pas ses études pareilles sans une bonne raison. Je demande laquelle.
  • Dites donc, la douleur ne vous empêche pas de parler visiblement.
  • C'est plutôt l'inverse qui se passe. On est en train de briser la glace, vous et moi.

La jeune fille esquisse un léger rire.

  • Quel est votre nom, Mademoiselle ?
  • Laura.
  • Laura. Vous n'avez pas répondu à ma question, Laura.

Elle lève les yeux au ciel, hésite puis assure :

  • Je vous réponds si vous arrêtez de me poser la question jusqu'à ce qu'on soit arrivée.
  • Quel caractère…
  • Alors ?
  • Tu me promets que tu réponds là-bas, alors ?
  • Bon, d'accord. Si vous voulez. »

Bien qu'elle ne lui pose plus la question, elle continue de bavarder. Elles atteignent bientôt la clinique et Laura guide la blessée à l'intérieur du service des urgences. Elles doivent patienter un long moment avant qu'une infirmière vienne chercher sa patiente pour la première fois. Cette dernière revient au bout de dix minutes tandis que l'employée lui dit d'attendre là, assise et qu'on viendra la chercher. Sa voisine, assise patiemment sur une chaise, vérifie brièvement l'état de sa nouvelle camarade pour ensuite appuyer sa tête contre le mur blanc cassé de la salle d'attente et fermer les yeux. La couleur est identique à celle de son plafond. Sans les fissures. Privée de sa vue pour quelques instants, ses autres sens sont plus à l'affût. Un fond musical de piano est joué en arrière-plan dans deux enceintes aux extrémités de la pièce. Celle-ci étant presque vide, elle en a déduit que leur tour arriverait rapidement. Les babillages d'un enfant résonnent entre les quatre parois à la texture granuleuse, sensation qu'elle trouve désagréable derrière son crâne. Les consignes de sa mère calment le chérubin s'il élève un peu trop la voix. Venir avec elle pour ses migraines incessantes, elle était d'accord ; pas pour qu'il fasse un boucan du diable au milieu des malades. A l'opposé, les grognements d'un homme manifestent son impatience. Il se plaint du temps perdu ici tandis qu'il ne demande qu'à recevoir un papier. Un simple bout de papier qui justifiera son absence au travail, avec un peu de chance, il pourra s'éloigner quelques jours. Et puis il y a les odeurs. L'endroit en est rempli. Ces parfums d'hôpital, ces arômes de chirurgie qui nous laissent imaginer les pires informations que l'on pourrait nous donner. Elle respire ces effluves comme des retrouvailles sereines. S'aveuglant toujours, elle écoute une poignée de baisser et une porte s'ouvrir. « Monsieur MARTIN ? » Ah, enfin. Un soupir trop fort exprès pour se faire comprendre et il se lève. Son pas lourd s'éloigne petit à petit et allège l'atmosphère.


          Puis, c'est enfin le tour de la vieille femme. Elle a le droit d'assister à l'auscultation : la dame l'a fait passer pour un membre de sa famille. L'interne indique une probable fracture, comme elle le pressentait : ses réflexes et ses connaissances n'ont pas disparu. Elles doivent de nouveau changer de lieu : cette fois, elles attendent une radio pour confirmer le diagnostic. On les laisse là, on leur dit de patienter et on repart de l'autre côté de la porte. Plusieurs aller et retours se passent, appelant les patients. A un moment, le cliquetis confirmant la fermeture ne s'entend pas ; le battant est resté ouvert, créant un courant d'air avec les portes coulissantes en face. D'autres sensations font irruption, plus qu'il n'en fallait. Les questions aux patients, les indications médicales dans le couloir, de temps à autre une prescription ou une ordonnance. Viennent finalement les mots. Ces fichus mots qui lui créent comme une boule dans la gorge. « On a une addiction aux stupéfiants, lit numéro 4. On en a trouvé dans son sac. Il y avait même de l'alcool et d'autres substances dont je tairai le nom, secret professionnel. Je te le laisse là en attendant que le médecin ne vienne le chercher ? » Laura ouvre brusquement les yeux et les tourne vers là d'où vient la conversation. Elle n'aurait pas dû écouter ça. Non, elle n'a pas écouté. Elle a entendu. Ce n'est pas de sa faute si l'employée n'a vérifié qu'elle avait bien fermé. Elle déglutit lentement et sa respiration se fait plus tremblante. Une sensation de froid lui prend dans tout son corps. Elle sent les tremblements de ses mains s'accentuer : elle les enfonce dans ses manches longues et portent ses ongles déjà rongés à ses dents abîmées. La voix derrière le mur a cessé. Elle a dû partir. Il lui suffirait de franchir le seuil, et tous ses symptômes disparaîtraient, sa souffrance la quitterait un instant. La vieille passante se penche vers elle tout doucement :

« Tout va bien ? Veux-tu un verre d'eau ma chérie ?

  • Non merci, ça va aller.

Sa voix chevrote. Elle sait que ça ne va pas, elle doit partir. Au moins prendre l'air. Mais elle a promis de rester, et elle veut savoir si sa voisine va bien. Cette dernière n'a d'ailleurs pas l'intention d'en rester là. Elle se lève tranquillement et se dirige vers l'ouverture.

  • Excusez-moi ? S'il vous plaît ?

Laura n'entend pas la réponse en face.

  • Ma petite fille ne se sent pas bien tout d'un coup, pourrait-on avoir un verre d'eau ?

Elle ne veut pas de verre d'eau, elle veut juste que cela s'arrête. Sa migraine se renforce. Elle remonte ses jambes sur la chaise, enroule ses bras autour puis cache son visage à l'intérieur. Pitié, faites-moi résister. Ne pas céder, ne pas céder… Des bruits de pas rapides se rapprochent. Elle sent plus qu'elle ne voit une silhouette féminine se pencher vers elle et une voix s'adresse à elle :

  • Vous avez mal quelque part ?

Elle fait hoche la tête de droite à gauche. Une autre question.

  • Vous ne vous sentez pas bien ? Venez avec moi, je vais regarder ce qui ne va pas.

Elle lui prend les mains, mais Laura les retire : si elle rentre, c'est fichu. Elle chuchote :

  • Ce n'est rien, ça va aller. Ça m'arrive parfois.

L'infirmière ne se démonte pas. Elle a l'habitude des gens qui ont peur des hôpitaux, qui refusent les auscultations. L'inconnu en face d'elle semble souffrir. Elle tremble, sa respiration est saccadée et elle a pu sentir que son pouls était vif. Sa grand-mère lui explique que c'est arrivé d'un coup, après le départ du patient précédent. Il y aurait eu un élément déclencheur ? Elle observe autour d'elle mais ne voit rien. Finalement, elle soulève le menton de l'enfant tout juste sortie de l'adolescence de ses doigts fins. La face baissée, celle-ci soutient son regard une poignée de secondes, lui laissant le temps de comprendre : elle est en manque. Elle se souvient aussitôt que sa collègue a laissé le battant entrouvert par maladresse : il aura suffi à la jeune fille d'entendre la conversation très peu discrète qui vient de se tenir. La culpabilité pointe son nez : si son supérieur était là… Elle se lève et dit rapidement :

  • Ne bougez surtout pas, je reviens.

Elle croise par chance un médecin, à qui elle explique la situation : celui-ci fronce les sourcils, comprenant l'erreur.

  • Voilà pourquoi c'est important, le secret médical. Vous cherchez les problèmes. Bon, je viens.

Ils entrent dans la salle, sous l'attention appuyée des patients. L'homme, plutôt jeune, âgé d'une quarantaine d'années maximum, s'accroupit devant la malheureuse.

  • Que s'est-il passé ? Tout va bien ?
  • Rien. Ça va passer, laissez-moi juste avec elle s'il vous plaît. Je vais bien.

Il la considère patiemment et réfléchit. Il demande l'air de rien à l'employée à ses côtés de déplacer le fameux sac à un autre endroit, tout en analysant le tressautement d'épaules de la personne en face de lui. Il sait qu'elle ne dira rien ici. Il y a trop de monde fixés sur eux. Il murmure :

  • Il n'y a plus rien à craindre, maintenant. Vous voulez venir avec moi à présent ? Que je puisse m'occuper de vous.

Sans relever la tête, elle acquiesce silencieusement. Il se redresse et l'aide à se tenir debout.

  • Vous pouvez marcher ?

Elle ne répond pas et fait quelques pas. Il est clair qu'elle va tomber au sol avant d'arriver dans la salle. S'excusant, il pose un bras derrière sa taille, l'autre sous ses jambes et la prend dans ses bras. Puis ils arrivent dans la salle et il la pose sur le brancard. L'infirmière suit peu après, des instruments dans les bras. Ils ferment la porte. Plus de bruit, plus de tentation. Laura se sent mieux. Le médecin pose sa voix le plus doucement possible pour la mettre en confiance et l'interroge tandis que sa collègue s'affaire.

  • Je peux te tutoyer ?
  • Si vous voulez.
  • Parfait. Je peux te demander ton nom ?
  • Laura.
  • Pardonne ma question. Tu consommes des substances ?
  • Oui, je me drogue. N'ayez pas peur d'utiliser ces mots là, ça me choque pas. Je ne suis pas idiote au point de le nier.

Sa voix tremble encore, mais elle se calme légèrement.

  • Quand a été la dernière fois que tu en as pris ?
  • Il y a quatre jours. Je sais ce que c'est. Je suis en manque.
  • Depuis combien de temps ta crise a commencé ?

Elle fixe le plafond. Elle continue de parler, comme un automatisme. Sa tête lui fait horriblement mal.

  • Ce matin, peut-être hier soir. Je ne sais plus très bien. Ça m'a repris d'un coup tout à l'heure.
  • A cause du sac ?
  • Oui.

Un coup d'œil sur sa droite et l'autre interlocutrice se ratatine ; elle tend un papier a l'homme et sort sans un bruit.

  • Peux-tu me décrire tes symptômes ? »

Elle pince les lèvres puis explique lentement. Froid. Maux de tête. Anxiété. Tremblements. Fatigue, dû au manque de sommeil, qui dure depuis des années. Elle lui raconte tout. Depuis combien de temps, quand ça a commencé, pourquoi, ses problèmes. Elle se met même à pleurer. Cela fait longtemps que ça ne lui était pas arrivé. L'urgentiste reste silencieux et l'écoute. Des drogués, ce n'est pas la première fois qu'il en voit. Mais face à cette jeune-là, a peine adulte, il ressent le besoin de faire quelque chose pour elle.


          Laura est enfin dehors. L'homme lui a donné un médicament, à prendre une fois par jour seulement. Lorsqu'elle lui a indiqué qu'elle n'avait pas d'argent, il l'a rassurée en parlant d'aides de financières de l'établissement et que de toute manière, il y a la sécurité sociale. Ensuite il lui a montré des programmes d'aide contre l'addiction, pour s'en défaire. Sur une feuille, il a écrit son numéro, son nom et la lui a donnée, en lui laissant quelques jours pour réfléchir. Assise sur banc, la vieille femme lui sourit tendrement. Elle ne demande pas d'explications, elle veut juste savoir si elle va bien. Est-ce qu'elle va prendre soin d'elle ? Elle va s'en assurer. Pour la remercier de son aide, elle l'invite à déjeuner. Ça lui donnera un prétexte pour la faire cuisiner à sa place. Elle l'a prise en affection, cette petite. Elle ressemble à sa petite fille qui ne vient jamais la voir.

         Aujourd'hui, Laura a téléphoné. Ensuite, elle est allée voir Jeanne ; la dame âgée est devenue une vieille amie. Cette dernière l'emploie comme aide à domicile : elle n'est plus capable de faire la cuisine, les courses, ou le ménage toute seule. Et puis, elle se sent seule dans sa grande maison. Elles jouent beaucoup aux jeux de société. Chacune découvre l'univers de l'autre.

« Action ou vérité ?

  • Vérité.
  • Combien d'heures as-tu dormi cette semaine ?
  • Je change. Action.
  • Bon, tant pis pour toi. Va te mettre au lit, alors.
  • Vous êtes nulle, Jeanne.


         Depuis ce fameux événement, elle a replongé plusieurs fois. Finalement, elle a enfin le vrai désir de s'en sortir. Le médecin l'a félicitée ; Jeanne l'encourage. Même si son état physique est à peu près le même, elle sent qu'elle va un peu mieux. Elle ne vit plus dans son HLM miteux, elle a un entourage, elle va recevoir de l'aide. Elle n'ose pas mettre les mots sur ce sentiment, mais elle commence à comprendre : de nouveau, elle a de l'espoir.