Chapitre 6
Ce soir, je suis allongée dans mon lit, et je ne sais pas quoi penser de cette première impression de ce monde, totalement nouveau pour moi. C'est la première fois depuis bien longtemps que je ne comprends pas mes sentiments. Il s'est passé bien des choses, aujourd'hui, et j'ai du mal à rester sur terre. Quelque part, j'ai peur ; peur que ce soit un rêve, que je me réveille dans ma prison, avec toute cette violence sur moi, peur que déjà tout s'arrête. C'est trop beau, trop beau pour une fille comme moi. Je ne connais pas cette vie, suis-je vraiment capable de retrouver, ou plutôt dirai-je, de trouver une vie normale ? Qu'est-ce que c'est, après tout, une vie normale ?
Enfin seule depuis quelques instants, je me remémore tous les éléments de ma journée, et notamment ma rencontre avec Isaac. Lorsqu'il m'a parlé, j'ai enfin compris beaucoup de choses. Les personnes qui m'ont secouru sont des Gardiens, des gens dotés de pouvoirs étranges et fascinants, qu'ils cachent des Aveuglés, c'est-à-dire des personnes dites « normales » qui n'ont pas de pouvoirs et aucunement connaissance de l'existence de ceux-ci. Il s'avère que je fais partie des Gardiens, étant donné que j'ai moi aussi des pouvoirs, et c'est la raison pour laquelle ils sont venus me chercher et me sortir de mon malheur. Lors de ses explications, Isaac m'a parlé de celui d'Agathe, d'Allan et d'Emma. Celui de la première est un pouvoir de guérison, c'est-à-dire qu'elle peut guérir toute sortes de maladies ou de blessures ; grâce à cela, celle de ma cheville a totalement disparu, et celle à mon épaule continue de s'éloigner. Celui du deuxième est le champ de force ; il peut créer un cercle ou une zone protectrice qui empêche quiconque de s'approcher ou de se blesser lui-même et ceux qui l'entourent. Enfin, celui de la dernière est l'électricité : dès qu'elle l'utilise, tout son corps s'électrise et déclenche une décharge électrique sur sa cible. Dès lors, mon esprit s'est figé. Dans ma tête, la phrase qu'il a dite doucement et en me regardant, comme s'il savait ce que je ressentais ou ce que je pensais, retentit encore : « Tu es une Gardienne. Tu n'es pas la seule à avoir des pouvoirs. » Je ne suis pas la seule à avoir des pouvoirs. Je ne suis pas la seule. Je ne suis pas seule. Je ne sais pas si je réalise encore totalement, et toutes ces informations n'ont pas encore réellement intégré mon cerveau. Il va lui falloir du temps. L'homme m'a également expliqué que l'endroit où je me trouvais est une villa habitée par le chef, lui, et ses associés ; le bâtiment où nous nous étions est l'endroit où ils se rassemblent pour leurs réunions. Il a continué en me disant que je me situais dans la ville de Paris, la capitale de la France et la ville la plus peuplée du pays. Les Gardiens vivent à peu près tous en cohabitation avec les Aveuglés, bien que leurs habitations – ainsi que la grande villa – soient un peu à l'écart de la ville et protégées par les pouvoirs de ceux-ci, afin de les utiliser en toute sécurité sans être démasqués par eux.
Après ma rencontre avec le chef des Gardiens, Agathe et Emma m'ont conduite dans l'endroit qui sera à présent ma chambre. C'est une maison que je partagerai avec cette dernière et une autre que je ne connais pas encore ; elle arrivera après-demain. Là encore, mon esprit a été impressionné par tant de luxe pour une seule habitation : pourtant, les deux jeunes filles m'ont expliqué que ce n'est pas aussi somptueux que ce que j'imagine. D'après elles, je m'habituerai assez vite. Je ne suis pas de cet avis. C'est incroyable : Agathe a une chambre, l'autre fille a la sienne, et j'en ai aussi une rien qu'à moi, non loin de la leur. Ce n'est pas la petite pièce dans ma tour ; c'est une vraie chambre avec un vrai lit confortable, un vrai matelas moelleux, une armoire, etc. Je n'y crois toujours pas. Mon rêve s'éternise. Est-ce vraiment réel ?
Des coups. La douleur. Encore des coups. Encore la douleur. Je savais bien que ça n'était qu'un rêve. Je souffre toujours autant. Les deux personnes que je redoute le plus sont là, sous mes yeux, à rire de ma souffrance. Ils ont laissé la porte ouverte. Je voudrais courir, m'échapper d'ici pour ne plus revenir. Mais mon épuisement m'empêche de bouger, de me relever. Mes jambes sont bloquées comme par un poids. Je veux crier, mais le son ne sort pas. Je n'entends rien, même le bruit des coups ne parvient pas à mes oreilles. La seule chose que j'entends est cette phrase, si souvent répétée par mes parents en colère. « Tout ce que tu sais faire, c'est détruire le monde autour de toi ! Tu n'es pas quelqu'un qui a le droit d'être heureuse ! » Non ! Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! Laissez-moi partir ! Je ne veux pas ! À l'aide !
« Domitille ? »
À l'aide !
« Domitille ! »
À l'aide !
« Domitille !! »
Une soudaine sensation mouillée sur mon visage me sort de ma torpeur dans un hurlement. J'ouvre les yeux. Où suis-je ? Qu'est-ce que je fais là ? Qui es-tu ?? La personne devant moi me dit d'une voix posée :
« Domitille, c'est moi, Emma. Tu es dans la maison d'Agathe, avec les Gardiens, à Paris. Tu habites avec nous maintenant. Tu as fait un cauchemar.
Je relève la tête : la jeune rousse, tenant un verre vide dans la main gauche, me regarde avec un air doux et triste. Je la reconnais : elle était présente lorsque je me suis réveillée il y a deux jours. Je me souviens ; je suis dans une maison, avec deux filles très gentilles, d'à peu près mon âge, je ne suis plus avec mes parents, et je suis une Gardienne. Je sens que des larmes coulent sur mes joues. Je murmure :
- Que… Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Tu as fait un cauchemar, répond doucement une voix près de moi.
Agathe est debout, à me regarder avec inquiétude.
Non, ce n'était pas un cauchemar. C'était un souvenir. J'enroule mes bras autour de mes genoux et enfouis ma tête à l'intérieur. Mais je ne pleure pas. Je ne veux plus pleurer. Je sens qu'Emma n'ose pas tendre sa main ; elle a peur de ma réaction. Finalement elle sort, puis revient quelques instants plus tard :
- Tiens, bois ça. C'est de l'eau.
Je prends le verre qu'elle me tend et le bois lentement.
- Quelle heure est-il ? chuchoté-je.
- 3h45.
Mince. J'ai réveillé tout le monde ? Agathe demande doucement :
- Tu veux raconter ?
- C'était… un souvenir. Je ne préfère pas, désolée.
- Pas grave, on comprend, me rassure Emma, c'est normal de ne pas vouloir s'en rappeler.
- Mais si tu as besoin de parler, ou besoin d'aide, on est là.
- On va essayer de te laisser dormir, maintenant.
Mais alors qu'elles commencent à partir, je commence à avoir peur ; je ne veux pas me retrouver seule dans cette chambre cette nuit, face à ma mémoire. J'agrippe brusquement le bras d'Agathe :
- Non ! Reste avec moi !
Agathe, surprise, reste muette.
- S'il te plaît… Juste pour cette fois… j'ai un peu peur… je…
- Oui, bien sûr, pas de problème ! Je vais rester le temps que tu t'endormes.
- Merci… »
C'est la
première vraie conversation que j'ai eue avec elles. Je suis un peu intimidée,
mais sa présence m'apaise, et au bout d'un moment, je finis par fermer les
yeux.