Chapitre 5
Allan
Ayant vécu et été témoin de violence dans mon passé, je ne supporte pas de voir et de savoir qu'elle existe encore chez d'autres personnes. Lorsqu'elle touche mes proches, je suis capable de tout faire pour les aider. Cependant, si cela touche quelqu'un que je ne connais pas, j'évite d'aller au-devant. Je sais que je risque de m'emporter, et puis on ne peut pas sauver tout le monde dans la vie. J'ai vraiment hésité à accepter cette mission qu'Isaac nous a confiée avec Agathe, Emma et Maxence. Mais on ne refuse pas si facilement une demande du Grand Chef. Surtout si c'est pour « sauver une jeune fille et la ramener parmi nous », comme il nous l'a bien dit. J'y suis donc allé à reculons, cependant je savais qu'une fois en action, je ne pourrais pas m'empêcher d'essayer de protéger celle que l'on est venu chercher. Et c'est ce que j'ai fait. Après tout, je ne suis pas sans cœur. D'autant plus que Grand Chef nous a exposé la situation pour laquelle nous devions aller la chercher. Même s'il ne nous a pas vraiment expliqué pourquoi ; après tout, il n'a fait que nous informer qu'elle était en danger à cause de ses parents, qu'elle était « comme nous » et que nous ne pouvions pas la laisser ainsi. Pourtant, je crois que nous avons tous dans la tête cette question : comment sait-il tout ça ? Pourquoi l'a-t-il choisie, elle ? Il y a beaucoup de personnes comme nous que nous ne pouvons pas sauver. Je suis le premier à le savoir. Et nous sommes quand-même partis à l'autre bout de la France pour venir la chercher. Cette fille doit avoir quelque chose de spécial.
Nous sommes actuellement dans la pièce principale. Nous avons dû interrompre Isaac dans une réunion car tous ses associés étaient là. Même son « bras droit », mais lui, il est presque toujours avec lui ; il sourit furtivement pour me saluer, et je fais de même. Dès que nous entrons, Grand Chef nous voit et se dirige vers nous en souriant et nous dit :
« Ah ! Vous voilà enfin ! Je n'attendais plus que vous !
Pendant qu'il prononce ces mots, il s'approche en posant ses mains sur les épaules de Domitille. La façon dont celle-ci sursaute est presque drôle.
- Je vous l'ai amenée, comme vous me l'avez demandé, lui annoncé-je.
- Merci Allan, je savais que je pouvais compter sur toi.
Je hoche la tête comme nous le faisons tout le temps pour montrer notre respect, tandis qu'Emma incline légèrement son buste. En observant du coin de l'œil Domitille, je sens qu'elle n'a jamais fait et qu'elle n'a jamais vu quelqu'un faire ça, peut-être une ou deux fois, mais ce serait il y a longtemps, et elle ne sait pas faire. Elle tente tant bien que mal de nous imiter, mais c'est assez maladroit. On ne serait pas dans une pièce du bâtiment le plus symbolique et connu chez nous, les Gardiens, en face de la personne la plus importante, j'aurais vraiment ri, étant donné son niveau d'ignorance du monde – tout à l'heure, elle admirait l'interphone avec des yeux tellement étonnés que j'ai préféré détourner la tête pour ne pas montrer mon amusement. Isaac nous invite à nous installer dans la pièce, nous présente des fauteuils. Mais elle est tellement intimidée qu'elle n'ose pas s'asseoir et reste debout, crispée. Emma insiste pour qu'elle s'assoit, et Isaac reprend ses habitudes étranges en prenant les mains de son invitée et la force à s'installer sur un fauteuil près de la jeune rousse, tandis que je reste debout. Je sais que je ne vais pas rester ; j'ai fait ce que je devais faire, amener Domitille à Isaac. Celui-ci se tourne alors vers moi, en me disant :
- Tu as effectué ce que je t'ai demandé, je t'en remercie. Tu peux partir si tu en as envie.
J'acquiesce et je marche vers la porte pour sortir, après un dernier coup d’œil vers mon amie et sa protégée.
C'est fou comme il lui fait peur, comme elle se méfie de lui. Comme si les adultes avaient toujours été une peur, ou une cause de malheur pour elle. Après tout, c'est compréhensible : ses parents sont de vraies ordures. Le soir où nous sommes venus la chercher, elle était bien plus effrayée par ses parents que par Emma qui s'y prenait très mal pour essayer de ne pas la faire paniquer. Qu'elle se rassure, celui-là n'est en aucun cas une menace pour elle, même s'il est un singulier personnage, il faut l'avouer. J'ai l'impression qu'elle redécouvre le monde depuis ce matin. D'un certain côté, elle me fait presque pitié ; elle n’a que deux ans de moins que moi, tout de même.
Arrivé à la porte de la villa démesurée de notre responsable, je trouve Maxence qui se tient debout à attendre. À ma vue, il me sourit et se dirige vers moi. Il me lance un regard interrogateur qui veut me dire : « Ça y est ? Tu as fait ton boulot ? » Je lui réponds alors en souriant de même :
- Oui, ça y est. Elle est entre les mains d'Isaac et Emma.
Il a l'air satisfait de ma réponse. Je lance un « On y va ? » et, après un acquiescement silencieux, nous partons vers mon appartement, qui n'est pas très loin d'ici, à 10 minutes de marche.
Depuis le temps que je le connais, Maxence ne parle que très peu, et à très peu de gens. Quand je suis arrivé en France, c'est le premier qui est venu vers moi ; il s'est assis sans rien dire, n'a pas ouvert la bouche, et il est resté à côté de moi en attendant que je fasse un geste, que je sorte un mot, un juron, une larme. Il est venu comme ça pendant des jours, alors que je ne faisais pas un geste vers lui, mon passé de réfugié irakien étant encore trop présent en moi pour parler à qui que ce soit. Et puis un jour, tandis que je bouillonnais de haine contre ceux qui nous avaient chassés, moi, ma famille et le Christ, il m'a conduit sans rien dire dans une salle de sport, spécialement là où les punching-balls sont placés pour les boxeurs, et m'a tendu des gants de boxe. Et puis je me suis défoulé. Pendant deux heures j'ai frappé, hurlé, pleuré, sans interruption. Quand j'ai arrêté, il était rentré chez lui. Depuis ce jour, nous sommes restés inséparables, lui et moi. Il connaît mon passé, je connais le sien. Je suis d'ailleurs le seul à le savoir, et je suis fier qu'il me fasse confiance. Avec Maxence, nous n'avons pas besoin de parler pour nous comprendre. Il y a un lien très fort entre nous. Je dois avouer qu'il arrive que, certains jours, j'ai envie de m'énerver contre lui parce que je voudrais qu'il se remette à parler ; ce serait chez lui la preuve d'une volonté de passer au-dessus de ce qui lui est arrivé. Mais je ne peux pas le forcer : dans ces moments-là, je vais voir ailleurs, je vais à la salle de sport ou je vais au lycée. Il tournera la page quand il sera prêt à le faire. Alors nous parlons tout de même, mais à notre manière.
- Tu es allé la voir à l'hôpital ce matin ? lui demandé-je après plusieurs minutes de silence.
Il hoche la tête. Je me moque gentiment :
- Pourquoi « non » ? T'as eu la trouille ? T'as pas osé ?
Il lève les yeux au ciel avec un air lassé, puis hausse les épaules. Je continue :
- Quoi ? T'avais pas envie ?
Il me signe quelque chose avec ses mains. Comme il ne sort presque plus aucun son de sa bouche, il utilise le langage des signes.
- Ouais, t'as raison, elle attire beaucoup trop de monde.
Je repense soudain au moment où, il y a trois jours, Maxence m'a sauvé de justesse de la mère psychopathe de Domitille.
- Au fait, merci pour l'autre jour. Sur le coup de l'action, je n'ai pas pensé à te remercier.
Il balaye mes paroles d'une main en haussant les épaules.
- Tu rigoles, si je suis là, c'est quand-même grâce à toi ! Je ne vais pas laisser passer ça !
J'observe un moment autour de moi et, voyant un petit restaurant non loin d'ici, je souris sachant qu'une fois que je lui aurai proposé, il va dire non, puis, comme je vais insister un peu, réfléchir et finalement dire oui. Je lui demande donc :
- On se fait un Kebab ? C'est moi qui paye ! »