Chapitre 4

21/05/2023

         Tout est noir, silencieux, vide. Je ne peux pas bouger. Je me sens très loin du sol, et très loin du ciel. J'ai froid. J'ai peur. Je ne sens plus mon corps. C'est comme si celui-ci avait disparu. Ça me fait peur. Je sens comme des fils qui me tiennent suspendue au milieu du vide. Mais ces fils sont invisibles. Ces fils sont élastiques, aussi. Si bien qu'ils m'entraînent un peu vers le fond. Mais il fait toujours noir. Je ne connais plus le sens du mot « lumière ». Soudain, je sens quelque chose qui s'accroche à moi. Quelque chose de sombre. Quelque chose d'encore plus noir que le noir lui-même. Cette chose n'est pas vide, elle est pleinement vide. Le silence devient assourdissant. Le noir devient aveuglant. Les ténèbres qui me tenaient prisonnières deviennent encore plus noires qu'elles ne l'étaient déjà. Cette chose commence à couper les fils invisibles qui me soutiennent, et me retiennent. D'abord ceux des jambes. Puis ceux des bras, maintenant. Petit à petit, ce noir vide et silencieux s'agrippe à moi, sans que je ne puisse m'en défaire. Seul mon cœur ne le laisse pas s'approcher. Mais celui-ci commence à se fatiguer. Que se passera-t-il ? Que se passera-t-il quand les fils seront entièrement coupés ? Que se passera-t-il quand mon cœur lâchera ? Cette chose va-t-elle m'emmener ? Où ça ? Je ne la retiendrai pas éternellement. Je commence à n'en plus pouvoir. Je suis soudain lassée de me battre. Je n'ai pas la force. Cette chose est plus forte que moi. Et je suis seule. Il n'y a personne pour m'aider. Je vais donc mourir comme ça ? C'est dommage, je ne voulais pas. J'avais des projets. C'est trop tard.

Pardon.

Mon cœur est en train de lâcher.

Tiens ? Qu'est-ce que c'est ? Quelle est cette chose ?

Quelque chose de blanc vient toucher mon cœur. Je ne sais pas ce que c'est. C'est quelque chose de doux. De caressant. Le noir ne me relâche pas pour autant. La chose blanche prend forme, le mot « lumière » revient à moi, la chose blanche devient tour à tour une lumière, un sourire, un beau regard, puis une grande Dame avec un visage lumineux, souriant, qui me regarde. Cela me fait peur, mais la fascination domine. Le regard que la femme blanche pose sur moi est bouleversant ; mais les larmes ne viennent pas. Et puis tout à coup, elle me tend la main. Moi qui suis incapable de bouger, enfermée dans les ténèbres, elle me tend la main. Elle murmure une phrase. Ses lèvres ne remuent pas, c'est son regard qui parle. Même le plus sourd des hommes aurait entendu ces paroles.

« Viens avec moi ; il y a quelqu'un là-haut qui t'aime et veut te sauver. »

« Qui est-ce ? » Mes yeux ont parlé pour mes lèvres.

« Donne-moi la main, je te conduirai jusqu'à lui. »

Alors que je ne peux bouger, je tends la main vers la belle Dame au doux sourire. Alors que je suis prisonnière des ténèbres, celles-ci s'en vont comme elles sont venues. Et tandis que la belle Dame me prend la main, tout devient blanc. Le vide noir redevient du vide lumineux. Le bruit du silence s'évanouit, le noir n'existe plus. Tout devient lumière, paix et tendresse. Je sens mon corps me revenir, la douleur revient avec lui. Tout doucement, mes paupières bougent.

Mes yeux s'ouvrent. Lorsque je réussis à voir, je me trouve allongée sur un lit, immobile, avec ma douleur, des blessures qui me lancent et m'empêchent de bouger. La pièce est blanche, vide, et silencieuse.

* * * * * * * * * * * * * * *

Je regarde autour de moi. Malgré mon corps entravé par les tuyaux dont les extrémités sont sous ma peau, et par les blessures dont la douleur me cloue le tête, mes yeux peuvent bouger. En revanche, si j'essaie de tourner la tête, je reçois comme une déchargé électrique.

Je prends peu à peu conscience de l'endroit où je me trouve. C'est là où se retrouvent tous les malades, handicapés, blessés. Ma « chambre » est presque vide, si on élimine toutes les machines et le matériel de soins. Soudain j'entends un bruit de pas. Quelqu'un entre. C'est une femme en robe et tablier blanc. C'est une infirmière. Quand elle me regarde, elle prend un air soulagé et heureux :

« Ah tu es enfin réveillée, Mademoiselle !

_ Ah … Je … vous … il … bien ? Et … où … ils sont ?

Je m'aperçois que j'ai à peine la force de parler bas et lentement. Toutes les questions qui surgissent dans ma tête ne peuvent pas toutes sortir en même temps. Que m'est-il arrivé ? Pourquoi suis-je ici ? Où sont mes parents ? Et mes amis ? Est-ce que tout le monde va bien ? Pourquoi ne sont-ils pas ici avec moi ? Je sens mon cœur battre plus vite. J'ai un peu de mal à respirer. Une alarme sonne, qui vient d'un monitoring. L'infirmière fait quelques gestes professionnels (je ne m'y connais pas assez, je ne peux pas vraiment décrire, surtout que je comprends pas ce qu'il m'arrive), puis s'assoit à côté de moi sur mon lit, et mets ses mains sur mes joues :

_ Calme-toi, Alysée. Tout va bien. Respire tranquillement, lentement. Voilà.

Je m'efforce de lui obéir. Mais quelques instants plus tard, je lui demande – ou plutôt je chuchote :

_ Que … Qu'est-ce qu'il m'est arrivé ?

_ Tu ne t'en souviens pas ?

_ Je me souviens qu'il y avait une fête chez Margaux, d'une douleur partout sur mon corps, mais sinon … Le trou noir. Je n'ai que des flashes de la soirée d'hier.

Je respire lentement, pour ne pas m'épuiser.

_ Hier ? S'étonne l'infirmière.

Je m'inquiète :

_ Ce n'était pas hier ?

_ Ma chérie … Ça fait environ dix jours maintenant.

_ Dix jours ?

Je ne comprends pas.

_ Mais … Comment ça, dix jours ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

_ Respire, doucement, voilà.

_ Alors ?

J'insiste, je veux comprendre.

_ Tu as eu un accident de voiture en sortant de la fête de ton amie.

Tout à coup je me souviens. Pas de tout, seulement des images. Une voiture qui fonce sur moi. Des cris. Ceux de Margaux et Mattéo. Mes amis.

_ Et mes amis ? Mes parents ? Ils vont bien ? Où sont-ils ?

_ Ils vont bien, tes amis sont vivants. Inquiets, mais vivants. Ils ont tous eu très peur pour toi. Tu as bien failli ne pas ressortir de cet accident.

Cette phrase me fait l'effet d'un choc électrique. Je regarde l'infirmière devant moi, comme quelqu'un qui vient de s'éveiller de son sommeil, le sommeil de l'ignorance. Elle ne dit rien. Je murmure :

_ Alors … Je suis vivante ? C'est ça ? Je ne suis pas morte, ce n'est pas un rêve ?

Elle me sourit :

_ Rassure-toi, ce n'est pas un rêve, tu es bel et bien vivante.

_ Ah … Tant mieux … alors …

Mes paupières semblent lourdes tout à coup. J'arrive difficilement à garder mes yeux ouverts. La femme se lève :

_ Tu es fatiguée, tu dois dormir. Je vais te laisser, maintenant.

_ Mais … Je vais être …

_ Si tu as besoin de moi, appuie là, déclare-t-elle.

Et elle ajoute :

_ Ne t'inquiète pas, quand tu te réveilleras, tes parents seront là, à côté de toi.

_ C'est promis ? M'assuré-je d'une voix pâteuse.

_ Oui, c'est promis.

Je me sens rassurée. Je ferme les yeux, la gravité s'éloigne et m'entraîne dans un sommeil profond, sans rêve.