Chapitre 1

23/03/2023

Domitille

J'ai mal. Mal partout. À l'épaule surtout, et à ma jambe aussi. J'aimerais pouvoir dire : « Rassure-toi, ce n'est qu'un cauchemar, tu vas bientôt te réveiller. Et tout se passera bien, ta maman viendra te consoler. » Mais ce n'est pas possible. Mon cauchemar à moi se passe dans la réalité. Ma mère à moi ne viendra pas me chercher en pleine nuit pour me consoler et rester jusqu'à ce que je tombe de sommeil. J'aurais mieux aimé cette version-là. Mais ce n'est pas moi qui choisis. Je n'ai pas besoin de me réveiller pour être rassurée ; j'aurais surtout besoin de m'endormir pour me rassurer. Parce que ma réalité à moi est bien différente de la vôtre. Allongée par terre, dans un coin de ma chambre, je m'efforce de retenir mes larmes de rage, de désespoir et de douleur. Aujourd'hui encore, mon corps a mal. Mais je ne peux rien y faire. C'est comme ça depuis mes 6 ou 7 ans environ.

Je suis née avec quelque chose de différent des autres enfants. J'ai des pouvoirs très étranges, qui se sont dévoilés autour de l'âge de 7 ans. À cause de cela, mes parents ont toujours eu peur de moi, honte de moi, parce que je n'étais pas celle qu'ils voulaient que je sois. C'est pourquoi je ne suis jamais sortie. Je vis donc dans ma tour, à « l'abri » des regards, dans l'ignorance du monde, le monde dans l'ignorance de mon existence. Je ne vois mes parents qu'au moment du repas, où ils viennent me l'apporter, ou plutôt m'apporter ce qu'ils veulent bien me donner, pour utiliser ce moment pour me rabaisser, me maltraiter, m'humilier. Pendant mon enfance, rester dans ma tour ne me dérangeait pas. Lorsque mes parents ne venaient pas me voir, j'étais seule, je m'inventais des histoires, je pouvais pleurer en silence parce qu'ils ne me voyaient pas. À présent, cela a changé. Ma tour devient pour moi un lieu insupportable d'où je ne peux pas m'échapper. Je ne m'autorise plus à pleurer, pour tenter de cacher ma faiblesse ; je laisse faire, sans rien dire, sans essayer de me défaire de ce que je vis : j'ai déjà essayé, je l'ai amèrement regretté. Je ne peux que rêver d'un monde meilleur dans mon sommeil, et tenter d'oublier mes blessures. Et essayer d'oublier cette phrase que j'entends beaucoup trop souvent : « Tout ce que tu sais faire, c'est détruire le monde autour de toi ! Tu n'es pas quelqu'un qui a le droit d'être heureux ! » C'est ce qu'ils veulent me prouver. Et si je ne quitte pas cet endroit bientôt, ils réussiront totalement ce qu'ils tentent de provoquer depuis mon enfance : me détruire de l'intérieur et de l'extérieur.

Aujourd'hui a été particulièrement difficile. Mes parents – qui n'en ont que le titre – ont passé une mauvaise journée et leurs nerfs sur moi. D'autant plus que c'est mon anniversaire : j'ai 16 ans aujourd'hui, et chaque année, il me porte malheur. En quelques instants, j'ai traversé la pièce et me suis fait une entorse à la cheville. Je suis même presque sûre d'avoir entendu un os craquer. Mon bras s'est tordu en atterrissant dans mon dos. Cette fois, je n'ai pas réussi à retenir mes cris, ce qui a provoqué la colère de mes parents, me hurlant que « Tout est ta faute ! Si tu n'étais pas là, tout irait bien mieux ! » Alors j'ai fermé les yeux et j'ai attendu. Le temps a passé, les coups ont fini par s'arrêter, les cris par cesser, et ils ont quitté la pièce. Je craque une fois la porte définitivement fermée. Je ne peux plus retenir mes larmes. Cette situation ne peut plus durer. Je me dirige tant bien que mal vers mon lit et, incapable de monter dessus, je pleure autant que mon corps le peut. Cela fait longtemps que je retiens mes larmes. Aujourd'hui, je ne peux plus. Je lève mon bras libre, encore utilisable, et mon index s'illumine tandis que je trace un « SOS » visible dans l'air. C'est bien la seule chose que je veux bien faire avec mes pouvoirs. Ceux-ci ne m'apportent que trop de malheurs. Je ne fais plus attention à ce que je fais. Je baisse la tête et me recroqueville sur moi-même, toujours sur le sol, pour essayer de partir vers le monde de l'apaisement. Doucement, avant de tomber dans l'inconscience du sommeil, je murmure : « S'il vous plaît, quelqu'un ! J'ai besoin d'aide ! »

Je me réveille en sursaut. J'ai entendu du bruit venu du bas de ma tour. En essayant de me relever, je pousse un cri étouffé : ma cheville me fait terriblement mal ; elle est tellement enflée que je suis incapable de la bouger. Quant à mon épaule, je préfère ne pas y penser ; c'est une torture. J'ai vraiment besoin de soins : si ça continue, je vais m'évanouir de nouveau. Je relève la tête pour voir d'où vient le bruit, et je suis attirée par une chose qui, la seconde suivante, me terrifie : je vois le buste et la tête de quelqu'un, sans pouvoir dire si c'est une fille, un garçon, quel âge, qui me sourit. Mais il fait encore nuit noire, et tout ce que je vois est le visage d'une personne avec un air étrange et effrayant. Je voudrais crier, mais si je le fais, elle va s'enfuir, et mes parents me puniront parce qu'ils ne croiront pas mon histoire. Je reste là, figée, envahie par la peur et la douleur, à observer ce visage qui commence à se montrer un peu plus et à finir de grimper sur ma fenêtre. Tout à coup, un bruit se fait entendre de l'intérieur de la maison. En sursautant, je remarque que ma fenêtre est ouverte et que la personne qui était derrière ma fenêtre est à présent devant. Effrayée, je crie sans penser aux conséquences.

« Chut ! Tais-toi, on va se faire repérer ! » dit la personne devant moi, en mettant sa main devant ma bouche.

C'est une fille, probablement jeune. Je ne vois toujours pas son visage, mais je peux distinguer ses cheveux qui lui tombent jusqu'au milieu du dos, et sa voix féminine. La peur me nouant le ventre, je n'ose plus parler. Elle tourne son visage vers ma cheville :

  • Mince ! Ils ne t'ont pas ratée dis donc ! Tu dois avoir vachement mal !

Elle essaye de remonter le bas de mon pantalon, mais elle touche légèrement l'endroit qui me fait mal. Mon corps prenant le dessus mais toujours muette, je tape sur sa main pour lui faire comprendre de ne pas s'approcher. Elle dit alors :

  • Eh ! Ça ne va pas ? J'essaie de t'aider !
  • Emma ! On avait dit « sans bruit » !

Surprise, je me tourne vers l'endroit d'où vient la voix : un jeune homme est assis sur le rebord de la fenêtre.

  • Bah OK, mais elle est blessée ! Hors de question qu'on l'emmène dans cet état.
  • Fais ce que tu veux, mais dépêche-toi ! On avait dit vite et en silence ! »

Cette fois encore, la peur me vole ma voix : mais d'où viennent-ils ? Ils sont plusieurs et ont l'air d'avoir prévu de venir ici. Combien encore va-t-il y en avoir ? Que me veulent-ils ? Qu'ils fassent moins de bruit, ils vont attirer…

« Qu'est-ce qu'il se passe là-haut ? »

Cette fois, je ne retiens pas mon cri. Les deux personnes présentes sursautent : mon cri était bien plus net que celui que j'ai poussé en voyant la jeune fille devant moi. Celle-ci recule, ayant entendu ce que je redoutais le plus ici : la voix de mes parents. Dans un immense effort, j'essaie de m'éloigner de la porte, tout en attendant avec fatalité le moment où ils entreront dans la pièce. Et comme je m'y attendais, la poignée se baisse et la porte s'ouvre brusquement sur eux. En voyant les deux personnes dans ma chambre, ma mère crie :

« Qu'est-ce que vous voulez ? Allez-vous-en, cette fille n'est pas à vendre !

Et mon père de continuer :

  • Partez ou j'appelle la police !

Le jeune homme qui jusqu'ici était assis sur ma fenêtre, s'adresse à eux avec froideur :

  • Et vous allez leur dire quoi, aux flics ? ''Excusez-moi, je frappe ma fille, et on a voulu m'en empêcher en entrant chez moi par effraction !'' Tu penses vraiment que c'est nous que la police va arrêter, et que tu seras en sécurité ? Moi je ne crois pas !

Je vois mes parents se gonfler de colère : ils détestent quand on s'oppose à eux. De fait, cela n'arrive pas souvent. De colère, ma mère crie :

  • Je ne vous laisserai pas faire ! Cette fille est à moi !

Elle s'approche de moi, me tire par les cheveux, et me fait glisser violemment par terre. J'ai à peine le temps de hurler : ma tête cogne contre le mur. Alors, tout va très vite dans ma tête, sans que je puisse comprendre ce qui se passe. Le jeune homme accourt vers ma mère, lui fait lâcher prise et réussit à l'éloigner en frappant sa main, puis empêche mon père de m'approcher. Il commence à se battre avec lui et reste devant moi comme pour faire barrière entre nous. Avant de sombrer, j'entends le cri de la jeune fille à mon intention, je vois la porte de ma chambre s'ouvrir de nouveau sur un autre visage inconnu.

Puis, le trou noir.